« Où est ce qu’on va le trouver ce pokémon ? Il y a rien dans ce quartier, on va pas quand même le suivre jusqu’à Oued Ellil, venez, on retourne au café ! », s’exclame un jeune de Béjaoua (gouvernorat de Manouba) dans une vidéo, posté le 15 juillet 2016. En matière de Pokémon comme en matière de développement, la carte de la Tunisie est une carte des inégalités poussées à l’extrême : à part quelques tâches bleues clairsemées sur le littoral, l’arrière-pays et le grand Sud restent désespérément vides pour les joueurs de Pokémon Go.

Depuis son lancement aux Etats-Unis, le 06 juillet 2016, l’application semble avoir battu des records en matière de téléchargement en ligne. Conçu par Niantic une ancienne filiale de Google en partenariat avec Nintendo, le jeu est l’œuvre de John Hanke maitre-d’œuvre du projet de représentation de la Terre en 2000, Google Earth, et le lancement des cartes Google Maps et Street view, l’œil qui voit tout. En Tunisie, Pokémon Go n’est pas officiellement disponible. Il est téléchargé « illégalement ». De plus, il n’est opérationnel que sur les IPhone 5 et plus ou des androïdes dotés d’un système d’exploitation des plus récents.

Des Pokémons chez la police

A Ezzahra, les joueurs de Pokémon ont plus de chance que ceux de Béjaoua. Un groupe d’amis se donnent rendez-vous pratiquement chaque soir dans un café pour combattre en Arène ; qui est l’un des points indiqué sur la carte, fourni par les créateurs du jeu. Ils sont membres du groupe Pokémon Go Tunisian Community, sur Facebook, l’une des dizaines de pages dédiées au jeu. Ils publient les photos des pokémons qu’ils ont attrapés et sont très fiers du niveau de leur groupe. Leur arène figure même sur la carte officielle des Pokémons et arènes de Tunisie.

A Sfax « 12 pokéstops dans la ville, c’est pas beaucoup mais on s’amuse » affirme Ali Lenda, 22 ans, joueur, étudiant à l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de Sfax. Avec quatre vidéos à son actif sur sa chaine Youtube, il donne des astuces pratiques et des explications sur le principe du jeu. Il explique que : « les Pokémons se trouvent parfois dans des endroits peu probables, la carte peut indiquer un lieu en pleine mer, au désert ou même dans la montagne ! Ici à Sfax, il sont, pour la plupart au port, à Sidi Mansour, à Beb bhar, à côté du district de police et aussi au tribunal ». Il poursuit « La chasse est de nuit car les Pokémons apparaissent la nuit. Un soir, on s’est retrouvé plus d’une vingtaine de personnes à côté du district de police, à 22h, pour partir à la chasse de pokémons qui se trouvaient pile à cet endroit ! »

Ali est un joueur passionné « Je dois constamment recharger mon téléphone, ma batterie est presque toujours à plat ». Il ne tarit pas d’éloges sur l’interface et l’expérience utilisateur :

Le graphisme réaliste est vraiment génial ! Le mapping que je vois sur la carte me donne envie de bouger, faire une petite balade, tout en pourchassant mon pokémon dans toute la ville ! J’ai découvert des endroits que je ne connaissais pas à Sfax grâce à Pokémon GO. J’ai aussi le sentiment d’appartenir à un réseau mondial, une impression de faire partie d’une grande communauté.

Ali est porté par sa passion. Il prévoit d’« inviter les meilleurs joueurs de Pokémon Go à Sfax et lancer un tournoi ! Je veux aussi continuer à lancer des vidéos, toujours plus efficaces et plus utilisables ».

A Tunis, les joueurs se retrouvent dans des endroits improbables. Le chantier de la cité de la Culture a réuni des groupes de jeunes à la recherche d’un Pokémon « rare » mais ils n’ont pas pu l’attraper vu que l’accès y est strictement interdit. Pikachu se cache depuis trois semaines au district de police de Yasmine Hammamet. Aux dernières nouvelles, il est encore terré dans sa citadelle car aucun joueur n’a encore osé franchir le pas du bâtiment des forces de l’ordre. Avenue Habib Bourguiba, tard dans la soirée, Zied, 29 ans, ingénieur en mécanique, ajuste ses lunettes avant de replonger dans son écran de portable. Sa traque des Pokémons a commencé à El Mourouj en début de soirée. Le petit monstre lui donne du fil à retordre, il a perdu sa trace.

Dans un poste publié sur le groupe Pokémon Go Tunisian community, un autre Zied, technicien en génie civil , se plaint « j’ai trouvé l’oeuf à Raoued et j’ai continué à pied jusqu’à l’Aouina, 8 Km pour le faire éclore ! Mais j’ai perdu le signal GPS, du coup je vais devoir refaire tout le trajet ». Rares sont les accidents en Tunisie contrairement à ce qui s’est passé aux USA. Une fille était tout de même sur le point de tomber dans un puits à Siliana, arrêtée de justesse par la margelle. Un média britannique est même allé jusqu’à poser la question : est-ce le jeu le plus dangereux du monde ?

Atteinte à la vie privée et course au profit

Pokémon Go sous-entend un système de localisation actif et pointu. Le principe du pistage nécessite d’activer la fonctionnalité de localisation GPS. La caméra du téléphone doit aussi être en marche pour traquer le Pokémon. Traqué et potentiellement observé, l’utilisateur est sommé de fournir son adresse Gmail. L’accès à Google Drive dirige vers le compte personnel de l’utilisateur, recherches, compte Youtube, Google Play, Google Maps, Drive, blog, liste des contacts et Hangouts (google chat). Les craintes d’atteinte à la vie privée ont fusé de toute part. Les médias russes sont même allés jusqu’à accuser Niantic et John Hanke d’être à la solde de la CIA. Depuis, la société californienne a revu à la baisse son appétit pour les données personnelles des utilisateurs de Pokémon Go. Elle a restreint ses demandes d’accès aux comptes Google et a été contrainte à publier sa politique de confidentialité. De leur côté, les hackers résistent. Ils ont trouvé comment jouer à Pokémon Go sans quitter leurs domiciles. A l’aide d’un faux GPS installé sur leurs mobiles, ils trompent le serveur de Pokémon Go.

La technologie « Augmented Reality » (AR) a été créée pour mettre le joueur dans une illusion de la réalité. « Les applications de réalité augmentée enrichissent le flux de la caméra avec des informations contextuelles ». Une mise en œuvre pour « façonner l’attention de milliards de personnes » confie Tristan Harris, ex ingénieur en informatique chez Google. Il a choisi de démissionner pour se consacrer à contrer les techniques de technologies immersives. Il appelle à une prise de conscience massive.

Ordinateurs, tablettes, montres sophistiquées et Smartphones sont tous équipés d’applications qui sont présentées par l’industrie comme indispensables à la vie de tous les jours. Cette quête est selon Harris alimentée par « des millions d’heures volées à la vie des gens ». Dans « Comment la technologie pirate l’esprit des gens », initialement sous le titre « How Technology Hijacks People’s Minds? », Harris livre les secrets d’un univers surréaliste ; la vérité sur les machines intelligentes qui fortifient l’expérience immersive de nos vies. Il explique comment les nouvelles technologies arrivent à façonner la conscience collective de la réalité du 21 siècle. Ancien élève à Stanford, où il a appris de formation académique « comment entrer dans la psychologie des gens, et rendre les produits plus persuasifs et efficaces », Harris fait référence au caractère addictif des technologies qui nous entourent. Il explique que « la réponse à l’addiction est de connecter les gens entre eux… si tu mets des gens addicts dans une communauté très forte, ils ne se sentent plus seuls, et ils ne sont plus accros ». C’est exactement le cas avec Pokémon Go, susceptible de créer une dépendance, où des milliers d’utilisateurs participent à la création d’une nouvelle communauté virtuelle. Une sensation d’appartenance à un réseau social mondial par des connexions factices.

Plus les gens passent du temps sur leurs applications, plus les éditeurs de logiciels génèrent du profit. Il est à noter que Nintendo a vu sa valorisation boursière monter en en flèche depuis le lancement du jeu le 6 juillet, de 17,1 milliards de dollars à 28 milliards, cinq jours plus tard, le 11 juillet.