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Il y a un mot que semble particulièrement affectionner le journal La Presse, c’est le mot « fallacieux ». Si vous consultez quelques dictionnaires, vous verrez que ce terme renvoie à trois ordres de signification : ce qui est faux, mensonger, perfide. Oh, certes, ce mot n’est pas utilisé sans distinction. Ainsi, du moins depuis que la Troïka n’existe plus, on ne lira pas sous la plume d’un des journalistes de ce quotidien une formule telle que « les promesses fallacieuses du gouvernement ». On retrouvera maintes et maintes fois ce terme par contre lorsqu’il est question des mobilisations sociales, de l’opposition politique ou des institutions démocratiques issues de la révolution.

Dans la livraison de ce dimanche, le mot « fallacieux » est présent au moins deux fois. On le trouve dans l’éditorial et dans l’article politique qui donne le ton du numéro et, au-delà, des orientations gouvernementales. Dans l’éditorial, significativement intitulé « Sus au terrorisme économique », on peut lire ainsi à propos des contestations sociales dans le bassin minier de Gafsa, la phrase suivante qui évoque les richesses économiques locales : « Aucune région n’a le droit de se les approprier sous un prétexte fallacieux de marginalisation, de précarité ou de chômage ». Vous avez bien lu, la marginalisation, la précarité et le chômage n’existent pas dans le bassin minier ; ils ne sont en tous cas que des « prétextes » pour « s’approprier » le phosphate au détriment ajoute l’éditorialiste de La Presse de l’ensemble de la communauté nationale.

La seconde occurrence de l’adjectif « fallacieux » se trouve à la Une dans un article qui aborde une autre dimension de la politique du gouvernement, à ses yeux urgente et impérative, moins pour agir contre le terrorisme jihadiste que pour imposer l’austérité, la remise en cause des acquis sociaux et la répression des mouvements de contestation sociale. Cet article a pour titre « L’heure est à la synchronisation », que l’on peut traduire par « L’heure est à la soumission du Parlement à l’exécutif ». Le chapeau de l’article est d’ailleurs très clair : « Les députés sont appelés à s’intégrer dans l’approche suivie par Youssef Chahed ». Ainsi, non seulement il est pris acte que la désignation du nouveau Premier ministre a échappé à l’assemblée législative mais en outre il est exigé des députés qu’ils consacrent le principe de la prédominance de l’exécutif en « s’intégrant » à sa politique au lieu que ce ne soit l’inverse.

Plus loin, l’auteur de l’article appelle les députés, c’est-à-dire selon la Constitution, les représentants du peuple, a plus de modestie. Ils devraient, selon lui, relativiser eux-mêmes la place que leur octroie la constitution dans l’architecture institutionnelle. « Il est temps, écrit-il, que les députés se prenant pour les stars du palais du Bardo comprennent que la priorité en matière de législation est aux projets soumis par le président de la République et le gouvernement ». S’agirait-il de hiérarchiser les dossiers à traiter par le parlement en fonction des urgences de l’heure ? En vérité, il serait déjà problématique que l’assemblée, c’est-à-dire la direction politique élue de l’Etat, soit délestée de la définition des urgences et des priorités au profit de son organe d’exécution, le gouvernement. Mais ce n’est pas seulement cela qui est en cause. « Il n’est plus question qu’un projet de loi (…) se promène durant plusieurs semaines entre les différentes commissions parlementaires », nous précise en effet l’auteur de l’article. « Il n’est plus question, ajoute-t-il, que ces mêmes commissions rivalisent en matière d’invitation des experts de tous bords, des associations de la société civile et des ONG internationales établies en Tunisie pour écouter leur avis et le plus souvent – ayons le courage de le dire – obéir aveuglément à leur instructions, sous le fallacieux prétexte d’associer la société civile à l’action législative ».

Passons sur l’allusion venimeuse visant à assimiler sans distinction les organisations de la société civile tunisienne aux ONG internationales, nul besoin d’être très malin pour comprendre que la dissociation de l’assemblée et de ce qu’il est convenu d’appeler la société civile n’a d’autre finalité que la dépossession politique des députés. Il ne s’agit donc pas seulement d’assurer la prééminence de l’exécutif mais de brider également la liberté – ou plutôt le droit et le devoir – de discussion, d’élaboration, de proposition et de contestation des députés, autrement dit de remettre en question les prérogatives décisionnelles que leur donne la Constitution. Et, que l’on aime ou pas nos députés et les partis dont ils sont issus, nous ne devrions pas le tolérer.

Ce qui est exprimé tout au long de cet article – c’est d’ailleurs pour cela que j’en parle et que je le cite si longuement – me semble refléter très exactement le programme d’action du président et de son Premier ministre – puisque c’est le sien : faire en sorte que le parlement redevienne ce qu’il a été pendant près de 60 ans, une chambre d’enregistrement des décisions prises par l’exécutif. La logique démocratique de la Constitution est bel et bien renversée. Ou, du moins, c’est vraisemblablement à cela que veulent nous conduire le zaïm apocryphe, le cheikh et l’ambitieux technocrate.