Que s’est-il passé réellement entre Youssef Chahed et Mongi Rahoui ? Peu d’informations intéressantes ont filtré à ce propos. Il en va de même, hélas, du premier congrès du Parti des patriotes démocrates unifiés (Watad) qui s’est tenu le weekend dernier. De quoi y a-t-on discuté, sur quoi ont porté les divergences, quelles résolutions et quelles décisions politiques ont été prises ? Nous n’en saurions rien en allant sur le site du PPDU ou sur sa page facebook. On n’y trouvera pas grand chose : des photos de militants en train de voter, des articles de presse eux-mêmes sous-informés, la liste des élus dans les instances de direction, guère plus. Quant aux déclarations publiques des responsables du parti, elles restent vagues et allusives. Pour se faire une opinion, un Tunisien « normal » qui se renseigne à travers les médias devra donc lire entre les lignes, supputer le sens des mots et des silences, tenter l’interprétation de ce qui se dit ou, faute de mieux, interroger un voisin qui a une vague parenté avec un sympathisant des Watads.

Les Watad : une gauche « organique » ?

Constitué au lendemain de la révolution, le parti des Watad n’est pas une organisation très puissante. Ce n’est pas cependant un groupuscule sans influence. Formée initialement autour de quelques préceptes maoïstes, mal absorbés, mal digérés et mal dégurgités qui lui servent d’identité communautaire, la mouvance dont il est issu, a une histoire de plusieurs décennies. Les Watads ont toujours été fortement présents dans le mouvement étudiant, dans certains secteurs clé de l’appareil de l’UGTT, dont son bureau exécutif (je pense à Abid Briki, membre éminent des sommets de la bureaucratie syndicale pendant les pires années du règne de Ben Ali), ainsi que dans d’autres espaces de la « société civile ». Bien plus que les autres courants de la « gauche révolutionnaire » organisée, la « famille patriote démocrate » a un certain enracinement populaire. Qu’on l’aime ou qu’on l’aime pas, et il est vrai qu’il existe mille raisons de s’en méfier, elle constitue incontestablement un phénomène social, culturel et politique qui mérite l’attention. Avec la sphère des allégeances plus ou moins formelles et plus ou moins fidèles qu’il s’est construit au fil des ans, le parti Watad me semble représenter de ce point de vue la composante la plus significative du Front populaire, un regroupement qui compte ou qui a compté, en bien ou en mal, là n’est pas, ici, la question. L’affaire Mongi Rahoui et le récent congrès du PPDU ne peuvent, par conséquent, être abordés comme des épisodes sans importance, concernant exclusivement des groupes politiques minoritaires, ou comme des faits divers à l’intérieur de la politique.
Sadri Watad

L’affaire Monji Rahoui

Nous ignorons, comme je l’ai dit plus haut, la vérité des négociations qui ont incité Youssef Chahed à proposer un ministère à Mongi Rahoui ni les circonstances qui, après quelques lamentables acrobaties, ont amené ce dernier à décliner, la mort dans l’âme, les propositions qui lui ont été faites. Tenu de se justifier, il a notamment affirmé que, pour sortir de son isolement et augmenter sa crédibilité et son audience, en particulier lors des prochaines échéances électorales, le Front populaire devait revoir sa politique, rompre avec une attitude protestataire et strictement négative vis-à-vis de la politique gouvernementale et chercher davantage à s’intégrer aux institutions du pouvoir. Le concept Hamma Hamami est obsolète, a-t-il ajouté en substance, il devrait « prendre du repos ». Une façon comme une autre de dire qu’il n’était pas le dirigeant le mieux placé pour appuyer les futurs candidats du Front populaire aux élections municipales ni pour le représenter aux élections présidentielles prévues en 2019.

Si le Front populaire s’est démarqué officiellement des initiatives de Mongi Rahoui, nous n’avons cependant aucune information concernant les débats ou les disputes que la nomination ratée de celui-ci a suscité en son sein. A ma connaissance, aucune position n’a par ailleurs été rendue publique par le groupe parlementaire du Front populaire, ce qui est loin d’être anodin. Je n’ai vu non plus aucune déclaration émanant des autres composantes du Front populaire.

Un congrès muet

Quant aux Watad, rien n’a transpiré à ce jour concernant les réactions que cette affaire a provoqué dans leurs rangs. On pourrait supposer que, préférant ne pas en dévoiler les dessous malpropres, les dirigeants Watad aient décidé de laver leur linge sale en famille. Une pudeur compréhensible qui n’épuise pas cependant la question. Mongi Rahoui a été ré-élu, en effet, à la direction du parti. Une décision importante qui appelle de la part des Watad quelques explications. Or, à ce jour, elles n’ont pas été données. Ainsi, dans un entretien à Nawaat, Zied Lakhdhar, qui sortait visiblement de sa sieste, minimise l’affaire sans fournir aucun éclaircissement. Comme tout politicien professionnel, il semble être passé maître dans l’art de l’esquive.

Quelles conclusions en tirer ? La première hypothèse est que de nombreux congressistes appuient la ligne politique que présupposent les négociations menées « à titre personnel » avec Youssef Chahed, ou, à tout le moins, qu’elles n’est pas considérée comme l’expression d’une divergence stratégique majeure. La deuxième hypothèse est que ces négociations ont été menées en accord avec la majorité du parti. En vérité, il est très peu vraisemblable que la direction du PPDU ait été tenue à l’écart des pourparlers avec le Premier ministre. J’ai du mal à croire également que les déclarations d’un dirigeant de premier plan comme Mongi Rahoui à propos du Front populaire et de son porte-parole n’expriment que son opinion personnelle. On peut s’interroger aussi sur les conditions dans lesquelles Abid Briki, connu pour ses liens étroits avec les Watad dont il a manqué d’être secrétaire général au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd est entré dans le gouvernement Chahed.

Tout cela incite à penser, en ce qui concerne l’affaire Rahoui, que nous ne sommes pas dans le cas d’une initiative individuelle prise par un député ambitieux et cynique. Quelques soient les péripéties qui l’ont conduit aux portes du gouvernement, il est plausible que la participation à une alliance gouvernementale néo-libérale et antipopulaire, certes exclue aujourd’hui par Hamma Hammami, ne soit pas une ligne rouge que s’interdiraient de franchir toutes les composantes du Front populaire. C’est une question qui taraude probablement une partie d’entre elles et fort possiblement le parti Watad. A dire vrai, je pense que la présence d’Ennahdha au sein du gouvernement constitue sans doute l’obstacle principal à la concrétisation d’une telle alliance. Un obstacle relatif cependant comme l’indique la participation au gouvernement de Abid Briki ou de Samir Taïeb, connus pour leurs positions que je qualifierais d’« éradicatrices ».

Vers l’intégration institutionnelle du Front populaire ?

Ce qui pourrait être interprété comme un accident de parcours, de simples erreurs politiques ou le signe de « dérives » opportunistes a pourtant des racines profondes dans l’histoire et la réalité de ces organisations sur lequel je ne peux revenir ici (j’en ai abordé certaines dimensions dans mon livre Tunisie : Le délitement de la cité. Coercition-consentement-résistance). Je ne peux pas cependant m’abstenir d’évoquer un épisode fondamental des luttes politiques depuis le départ de Ben Ali qui laissait déjà présager la situation dans laquelle nous sommes. Je pense aux événements qui ont conduit en 2013-2014 à la chute du gouvernement Larayedh. Au lendemain de l’assassinat de Brahmi, lorsqu’a été constitué le Front du salut national contre la Troïka, j’écrivais dans un petit article intitulé Quand la gauche prépare sa défaite sur un ton triomphaliste que le succès de cette initiative risquait « fort d’être amer, conduisant directement à la domination effective, sinon apparente, de Nida Tounes et des forces similaires ». C’est effectivement hélas ce qui s’est produit. Hamma a cassé les œufs et Béji a mangé l’omelette. Ce pourrait être le résumé de l’affaire. J’ajoutais qu’il était parfaitement vraisemblable que Nida Tounes en arrive à « partager le pouvoir avec Ennahdha et d’autres courants (genre Néjib Chebbi et peut-être al-Massar) […]. Dans tous les cas de figure, le dindon de la farce sera la gauche et le principal perdant de cette entreprise sera la révolution ». Ennemi farouche de la vulgarité, je m’étais abstenu alors d’écrire qu’en s’alliant avec Nida Tounes, la gauche en aurait des bleus à la prostate. Dans un billet antérieur, j’écrivais en conclusion : « Si […] une telle alliance se constituait, le Front populaire a-t-il la naïveté de croire qu’il serait encore à l’initiative ? Croit-il que la révolution aura fait un pas en avant ? Certainement pas. Le Front populaire explosera et une partie de ses militants et cadres sera absorbée par l’appareil d’Etat tandis que les revendications populaires seront renvoyées aux Calendes grecques ». Le Front populaire n’a, certes, pas explosé mais je crains que ce ne soit qu’une question de temps. Les tiraillements en son sein que révèle, quoi qu’on dise, l’affaire Mongi Rahoui ne sont que les prémices d’un processus d’intégration institutionnelle qui, sauf tournant inattendu de la situation politique globale, devrait s’accélérer avec les prochaines municipales. A force de mimer l’homme d’Etat, on fini par devenir l’homme de l’Etat.

Le tropisme de l’Etat moderne

La comparaison entre des situations historiques différentes est toujours dangereuse. Parfois pourtant, elle n’est pas inutile. Je pense à la notion de « transformisme » que Gramsci adopte dans son analyse des rapports de forces constitutifs de l’Etat italien à partir des développements révolutionnaires de 1848. Je vous laisse méditer ces morceaux de phrases. Contrairement aux « modérés » qui « représentaient un groupe social relativement homogène », explique le militant italien, le Parti d’Action, plus radical, « ne s’appuyait sur aucune classe historique définie, et les hésitations de ses organes dirigeants se résolvaient en dernière analyse selon les intérêts des modérés. C’est-à-dire qu’historiquement le Parti d’Action fut dirigé par les modérés ». Gramsci réaffirme ici la fameuse distinction entre « domination », autrement dit la capacité de coercition, et « direction intellectuelle et morale » qui indique la capacité de diriger en quelque sorte indirectement d’autres forces politiques, avant mais aussi après la prise du pouvoir. Le « transformisme », tel qu’il s’est concrétisé en Italie dans les années 1870, serait ainsi « l’expression parlementaire de cette action hégémonique dans le domaine intellectuel, moral et politique » qui aurait permis « l’absorption graduelle, mais continue, obtenue par des méthodes variées mais efficaces, des éléments actifs issus des groupes alliés, et même des groupes adverses qu’on aurait crus des ennemis irréconciliables ». Mongi Rahoui a frappé les trois coups de marteau avant la levée de rideau. C’est maintenant que le drame commence.