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On prête à De Gaulle l’adage suivant : « si je porte si haut la France, c’est pour faire croire qu’elle est toujours vivante ». Toutes proportions gardées, tant sur l’épaisseur du personnage que sur la finesse du style, Youssef Chahed nous a, lui, demandé de nous mettre debout pour la Tunisie. Macabre demande quand on pense que, traditionnellement, le devoir de se lever tient plus de l’hommage aux morts que de l’assistance aux vivants.

La différence entre les deux hommes – en m’excusant encore d’avoir osé la comparaison – c’est que l’ancien président français savait que la France, telle qu’elle se représentait à l’époque comme puissance mondiale, était terminée. Notre premier ministre, lui, ne sait pas que le monde a encore changé depuis. Sa doctrine, s’il lui était donné d’en avoir une, c’est de troquer des sacrifices de l’intérieur contre une aide de l’extérieur pour sauver « la démocratie naissante, si importante pour le monde ». Sauf qu’il ne s’agit là que de vœux pieux. Le monde se fiche de l’expérience tunisienne.

Et pour cause, cette transition arrive tellement tard qu’elle semble obsolète. Les vieilles démocraties sont à la peine devant des États autoritaires, dynamiques et planificateurs comme la Chine. Si « le monde libre » devait nous conseiller loyalement, selon son diagnostic du moment, il nous proposerait le modèle chinois – ou indonésien puisqu’il ne manquera pas de tomber dans le culturalisme. Donc la démocratie qu’on aiderait parce qu’elle est naissante, permettez-moi d’en rire. L’autre argument marketing ridicule, c’est que cette exception tunisienne serait l’exemple de l’Islam modéré compatible avec la démocratie. Béji Caid Essebsi en a fait même un livre (écrit en français, avec une journaliste française, édité en France pour un public français..). Mais qui a décrété que les puissances mondiales voulaient d’un Islam modéré. L’Islam en colère, selon la formule de Ghannouchi, fait pourtant bien leur affaire. Il déconstruit des États au Moyen-Orient mais il va encore plus loin en s’implantant à la frontière de la Chine.

Oui, la Chine encore… Le centre de gravité du monde a basculé à l’Est. Si les Américains se rabibochent avec les Iraniens, ce n’est pas pour regarder à l’Ouest vers les pays du Golfe et du Moyen-Orient. Ils y ont déjà assuré leurs intérêts énergétiques et politiques (les guerres pour le pétrole et les voies maritimes font déjà partie de l’Histoire). Mais ce sont les grandes steppes asiatiques qu’ils visent pour resserrer l’étau autour de la puissance continentale asiatique. Autant de raisons pour lesquelles personne ne daignera nous aider. Nous sommes effectivement les seuls à croire (bon, nous et les Égyptiens) que nous sommes le nombril stratégique du monde.

Si nous combinons les deux derniers arguments, il parait clair que plus il y aura d’instabilité sous nos cieux, plus la pression se déplacera à l’Est (parce que les frontières Nord avec l’Europe ferment très bientôt pour ceux qui ne le sauraient pas). Les combattants de l’Asie centrale, aguerris par leurs expériences tchétchènes et syriennes, seront recyclés à domicile en compagnie de leurs frères d’armes qui ne pourront pas revenir en terre arabe ou européenne. Le cheval de Troie de l’islamisme combattant n’en finit pas d’ouvrir les espaces devant ceux qu’il prétendait combattre à la base. Ainsi, après avoir joué ce même rôle contre l’Union soviétique, le djihadisme est en passe de devenir une épine dans le flanc des géants asiatiques et de la Russie.

Donc le premier levier de la doctrine officielle, qui stipule que le monde aurait besoin d’une Tunisie démocratique qui réussit, est chimérique.

Le second levier, interne cette fois-ci, fait appel au citoyen-providence. Sauf que celui-ci manque à l’appel. Nous sommes directement passés de l’état de sujets de sa majesté royale ou présidentielle à celui de consommateur mondialisé. Si même l’Etat-nation westphalien européen qui a créé le citoyen a été ébranlé par la mondialisation, que dire de nos ébauches d’États qui n’ont jamais promu la citoyenneté. Dans cette configuration, le post-citoyen qu’est le consommateur ne consentira à aucun effort qui touche sa capacité à dépenser. Qu’il soit cadre, fonctionnaire, ouvrier ou homme d’affaire il vit dans un monde qui prône les valeurs de l’individualisme et du « chacun pour sa gueule ». La justice fiscale, le bien commun et les sacrifices appartiennent à un autre temps (qui n’a peut-être jamais existé). Les marchandises, les gens et l’argent circulent selon le principe du profit et non pas selon celui de la solidarité. Le Tunisien n’est ni pire ni meilleur qu’un autre consommateur mondialisé. Il veut son bien immédiatement, quitte à se ruiner ou passer par des produits de contrebande ou de contrefaçon. L’abrutissement des gens a été une politique d’États pendant tellement longtemps que le consumérisme actuel n’a fait qu’y rajouter une couche. En plus, quelle légitimité a Youssef Chahed pour demander des sacrifices à son peuple ? La légitimité des urnes a été dilapidée, tant par son président que par son parti vainqueur des élections, qui n’existe plus. La légitimité de la fonction, quant à elle, ne va plus de soi, tant le pouvoir exécutif est assimilé, depuis toujours en Tunisie, au défenseur d’une classe dominante.


Que reste-t-il donc à faire pour le jeune premier sinon renoncer: renoncer à croire que les airs de famille avec Béji Caid Essebsi forgent une légitimité, renoncer à amarrer le pays à l’ancienne puissance colonisatrice qui traverse une crise existentielle, renoncer à son rêve américain car les États-Unis entrent dans une ère protectionniste et de réindustrialisation intérieure. Il appartient aussi au pays pauvre que nous sommes de refuser le modèle économique des délocalisations et de la main d’œuvre bon marché. Faire un forum économique qui appelle les investisseurs à délocaliser chez nous parce que nous sommes moins chers que les autres est un contre sens. L’alternative n’est pas si révolutionnaire que ça. Il s’agit juste d’arrêter de faire du vieux avec du jeune. Une piste? Il pourrait s’atteler à créer un climat qui ferait qu’un jeune expert en agroéconomie, comme il le fut, puisse servir son pays plutôt que des institutions américaines et internationales.