Que faut-il penser des projets de loi qui se sont succédé depuis quelques semaines devant le parlement ? Je pense en particulier au projet de loi de la répression des atteintes aux forces armées, à la énième mouture de la loi sur la réconciliation économique et financière dite désormais réconciliation administrative, à la création de l’Instance nationale de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption ou encore à la modification du règlement intérieur de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP). A des degrés divers, franchement ou sans en avoir l’air, les trois principales forces solidaires au sein du régime dans sa forme actuelle soutiennent ces mesures législatives ou, en tous cas, ne s’y opposent pas. Je pense, malgré les tensions voire les conflits qui les divisent et les traversent, à leurs priorités parfois divergentes et à leurs calendriers respectifs, à la galaxie que l’on peut dire nidaïste, à Ennahdha et à l’UGTT.

L’ensemble de cette législation en cours d’adoption a été par contre critiqué et dénoncé par de nombreux autres partis et des associations. A juste titre, il est reproché à ces lois de receler de graves menaces aux libertés politiques et individuelles, de renforcer le pouvoir exécutif au détriment de la représentation nationale ou d’entraver la justice transitionnelle et de garantir l’impunité des acteurs ou des complices de l’ancien régime. Si on l’analyse dans la conjoncture, on peut voir dans l’empressement soudain à faire adopter ces projets de lois dont certains ne sont pourtant pas récents, une réaction à la crise sociale et politique de ces derniers mois. Au printemps des luttes, en somme, vient succéder l’été de la revanche. Et de ce point de vue, la prétendue « guerre à la corruption » engagée par le Premier ministre – en premier lieu certes pour sauver sa peau et peut-être aussi dans le cadre de la rivalité qui oppose certains clans affairistes – semble n’avoir été que le prélude à l’adoption de ces lois. En un mot, renforcer la popularité du chef du gouvernement pour désamorcer les réactions hostiles aux législations autoritaires en voie d’être adoptées. D’autres marchandages ont, sans doute, été menés dans cette même perspective, notamment avec l’UGTT.

Dans la conjoncture, toujours, on peut rapprocher ces mesures de la proximité des élections municipales, un enjeu de taille d’une part, parce qu’elles mettront en place des pouvoir locaux et qu’il s’agit d’empêcher que ces nouvelles autorités ne soient en conflits avec le pouvoir central, d’autre part, parce qu’elles décideront de la répartition des réseaux et de la capacité d’insertion territoriale des différentes forces du régime. Beaucoup de choses en dépendent, tant l’accès aux prébendes et aux privilèges liés à la gestion municipale que la préparation des élections législatives et présidentielles à venir. Le verrouillage politique en cours apparaît ici comme complémentaire des négociations entre les partis politiques du pouvoir pour garantir des élections municipales sans surprise.

Dans la durée, c’est-à-dire dans le temps moyen ouvert par la révolution, les projets de lois que doivent adopter les députés cet été peuvent être interprétés tout simplement comme l’expression même de la « transition démocratique ». Aussi bien conceptuellement que pratiquement, celle-ci n’a jamais signifié l’approfondissement du processus révolutionnaire – du pouvoir populaire – mais à l’inverse sa fermeture, sa gestion pour assurer la continuité de l’Etat issu de l’Indépendance, moyennant la mise en place d’une forme de gouvernance respectant certaines modalités démocratiques et l’instauration d’un compromis ou d’une alliance entre anciennes et nouvelles élites, intégrées désormais au pouvoir. Un tel projet, outre qu’il allait nécessairement à l’encontre de la dynamique initiale de la révolution, ne pouvait être réalisé dans les conditions propres de la Tunisie, qu’il serait trop long de détailler ici, que sous la forme d’une démocratie policière. Cela ne s’est pas fait aisément, en raison des résistances et des conflits, mais cela se fait et se fait d’autant plus que l’Etat n’a pas les moyens et ne peut pas avoir les moyens d’amortir les coûts sociaux de la libéralisation économique en cours. Le raidissement autoritaire auquel nous assistons cet été apparaît dans ce cadre comme un épisode parmi d’autres, qui se sont égrenés depuis quelques années, et en particulier depuis l’élection de Béji Caïd Essebsi, de cette restauration partielle, de ce remodelage de l’Etat tunisien, que nous appelons « transition démocratique ».