Je suis d’accord avec Hafedh Caïd Essebsi. Je n’ai (encore) touché aucune enveloppe mais je suis d’accord avec lui. Je le cite : il faut « stopper net le roman relatif au gouvernement de technocrates et au gouvernement de compétences », « le futur gouvernement (doit être) un gouvernement politique », « le pouvoir (…) est avant tout une affaire politique et non administrative. Les technocrates sont donc les outils politiques mis à la disposition du pouvoir et pas le contraire ». Il a raison. Les mots qu’il emploie sont adéquats. Ils sont placés dans le bon ordre et l’ordre dans lequel il les a assemblés semble avoir du sens, un sens que je partage. Ces propos, publiés sur sa page facebook le 28 août, m’ont remis en mémoire une histoire. Un chercheur – j’ai oublié son nom et le domaine scientifique dans lequel il a exercé ses talents – a pu affirmer que si un singe disposait durant l’éternité d’une machine à écrire, il finirait par accumulation de hasards heureux à ordonner les lettres et les espaces vides de manière à composer  « Le roi Lear » ou une autre pièce de Shakespeare. A ceci près, cependant, que la pièce de théâtre écrite par ce singe n’aurait pas été écrite, ne serait pas une pièce de théâtre et n’aurait aucun sens, n’étant pas le fruit d’une réflexion motivée, c’est-à-dire d’un contexte.

Attention, je ne suis pas en train d’identifier le fils de notre roi au singe de cette histoire. Hafedh Caïd Essebsi n’a pas l’éternité devant lui. En outre, sa phrase a du sens. Mais le sens qu’on pourrait lui prêter n’est pas le sens raisonnable que l’on croît. Ce sens ne prend son sens, si je puis dire, que si on le met en relation avec la suite de la déclaration et le contexte dans lequel elle a été formulée. Et là, on se rend compte 1) qu’elle n’a pas de sens, 2) qu’elle dit tout à fait autre chose que ce qu’elle dit. Elle est absurde dans la mesure où le chef officiel de Nida Tounes assure que ce qui ferait du futur gouvernement un gouvernement politique, c’est que son parti, majoritaire aux précédentes élections, devrait diriger l’Exécutif bien qu’il n’ait plus désormais la majorité. Elle ne dit pas, ensuite, ce qu’elle semble dire parce que l’héritier du roi, lorsqu’il parle de choisir les ministres selon des critères politiques entend par là que les ministres doivent être sélectionnés selon leur appartenance à telle ou telle clique d’ambitieux, sans principes, prêts à tout pour bénéficier des prébendes du pouvoir. Or, de ce point de vue, les récriminations du fils Caïd Essebsi ne signifient qu’une chose : lui et sa bande veulent plus de postes au gouvernement. En cela, ses propos s’inscrivent parfaitement dans la logique de l’actuel remaniement ministériel.

Quel est en effet l’objet de la dispute ? Sacrifier régulièrement quelques ministres voire tout un gouvernement est un rite démocratique qui donne l’illusion du changement, occupe l’opinion publique et amortit les impatiences. Ça, c’est le petit sacrifice. Le grand sacrifice rituel, c’est carrément le changement de majorité parlementaire, dans le cadre du même Etat. On appelle ça d’un joli mot parfaitement adultère, l’alternance. Le remaniement ministériel qu’on nous annonce pour les jours qui viennent est encore plus petit que le petit sacrifice. Certains ministres, démissionnaires, évincés ou qui ne font plus l’affaire, seront notamment remplacés par d’autres plus « compétents ». Du point de vue des classes populaires, la compétence, ce n’est pas la compétence technique, c’est la compétence à servir leurs intérêts. Dans le cas présent, il s’agit de tout autre chose. Un ministre dont la qualité première est d’être compétent est un haut fonctionnaire ou un technocrate qui est suffisamment creux ou avide de pouvoir pour accepter d’être ministre du gouvernement Chahed. Il peut se comparer au fameux dinosaure qui a deux cerveaux, l’un dans la tête, à l’endroit usuel, l’autre au bas de l’épine dorsale, ce qui lui permet de raisonner a priori aussi bien qu’a posteriori. Il peut donc s’adapter à n’importe quelle orientation politique. Plus encore qu’un savoir faire technique, prétendument neutre, c’est surtout cela ce qu’on lui demande.

Outre quelques « compétences », entreront aussi au gouvernement des personnes ayant fait allégeance à l’un des partis actuellement au pouvoir ou à tel ou tel clan. Ce remaniement sera ainsi l’occasion de quelques règlements de compte et d’un rééquilibrage des influences et de l’autorité au sein de la coalition régnante comme au sein de chacune de ses composantes. Mais ceux qui remanient aujourd’hui le gouvernement sont ceux-là mêmes qui l’ont remanié il y a un an et ceux-là mêmes qui l’avaient constitué au lendemain des élections d’octobre 2014. L’orientation de notre gouvernement – la consolidation de la démocratie policière et l’approfondissement de la politique libérale – n’est donc pas appelée à changer.

Ce n’est pas un remaniement politique, c’est un remaniement politicien. Qu’une des fractions du pouvoir plutôt qu’une autre marque des points dans les marchandages en cours n’améliorera pas le niveau de vie de la population, ne réduira pas le chômage, n’assainira pas le système de santé, ne développera pas l’enseignement et la culture et ne garantira pas une lutte conséquente contre les réseaux politico-mafieux. En un mot, à moins qu’il ne sache tirer profit des futures crises gouvernementales, ce remaniement ne concerne pas le peuple.