Le livre refermé, on se demande si Kamel Daoud écrira toujours dans les heures qui séparent l’éveil de l’aube. Ou s’il se relira encore, les yeux mi-ouverts, pendant les heures offertes par l’insomnie. On sait en revanche qu’à chaque fois que le sommeil vient s’emparer de son double fictif, un « Dieu veille peut-être en arbitre dans ce jeu », là où s’ouvre « le temps mort de la mort ». Cette mort, il a un délai de grâce de trois jours pour la conjurer, deux lois pour l’apprivoiser, et une langue pour lui faire rendre l’âme. Et dans l’esprit de Kamel Daoud, cela se relie à son obsession d’écrire. Fable et roman coulés dans le même verbe, Zabor ou les Psaumes prend des territoires à la vie pour les annexer à la fiction. Encore faut-il se garder de le réduire à peau de chagrin. Un livre-talisman ? C’est surtout un kaléidoscope d’histoires bibliques, complexe et ciselé, où il revient à l’écriture le premier et dernier mot. Écrire, pour Kamel Daoud, c’est jouer au père de sa généalogie. Si ce n’est, peut-être, de l’onomastique – scalpel à la main.

Fiction du nom dit

Pas facile pourtant de s’appeler Zabor. C’est l’autre nom du Livre des Psaumes de David. Qui est l’autre nom de Daoud. Kamel Daoud n’évite pas plus le trompe-l’œil que les illusions figuratives. Ismaël, le narrateur qui s’appelle Zabor, ressemble à son auteur. Cela tombe bien, car celui que Kamel Daoud fait parler à sa place, ne manque pas de ressources. Le récit qu’il met dans sa bouche est celui d’un enfant puis d’un adolescent devenu trentenaire à Aboukir, village de l’ouest algérien où tout « restait interdit en deçà de la limite tracée par le couteau et le sang ». Orphelin de mère, jalousé et mis à l’écart par son père le boucher Hadj Brahim, Zabor vit en la  compagnie d’un grand-père muet et d’une tante impropre au mariage. Il n’avait que quatorze ans quand, à la demande de ses demi-frères, il est venu lire à son géniteur un extrait de roman écrit en langue française. C’est que ce noctambule à la voix bêlante, a l’étrange don de repousser de quelques mètres la silhouette de la grande faucheuse. Tout ce qu’on peut savoir sur lui est consigné dans des cahiers qu’il noircit avant de les enterrer de nuit.

Couverts des psaumes, ces cahiers forment l’épine dorsale de Zabor ou les Psaumes. Là justement où le ton du récit cède la place aux italiques de jouissance, le roman s’ouvre à plus d’un vent. Dans ces embrasures qui distendent les mailles du canevas, quelques perches sont tendues au lecteur. Copiste solitaire, Zabor y sème de discrètes notes en même temps qu’il zoome sur les failles du dogme, scribouillant au chevet de son père et retenant son souffle « pour alimenter le trait ». S’il charrie une pneumatologie fictionnelle, Zabor ou les Psaumes est du verbe sans la respiration : la double chaîne du récit bat au rythme de « deux respirations dépareillées », celle du mourant et celle de l’inspiration du scribe. En accordant ces deux souffles dans le style d’un écorché vif, le soin de l’écriture prête à l’intelligence du récit les haltes d’un corps. En échange, la lecture lui ouvre les nuits d’une langue et lui restitue les brûlures d’une extase.

Sur ce canevas en trois parties, Kamel Daoud remonte dans un coin de sa tête un récit qui n’est pas tout à fait un roman, même si c’en est un sur le papier. Après tout, c’est naturel pour quelqu’un qui aura passé sa vie dans les livres, enfant de récits bibliques, de Lumière d’août et de Saison de la migration vers le nord, comme d’autres le sont du western. On se dit que Kamel Daoud, sans qu’on y prenne garde, revisite ici les Mille et une nuits par le versant masculin, comme il a revisité L’étranger de Camus dans son Meursault, contre-enquête. Et il n’est pas étonnant, cette fois-ci, qu’il dise explicitement sa dette au Robinson Crusoé. À l’image du naufragé devenu éducateur, Zabor se prend pour le « Robinson arabe d’une île sans langue », pris entre l’insularité sans issue à laquelle confine son village natal, et la frontière d’impuissance du langage qui finit par frapper son grand-père. Entre ces deux limites fantasmées se joue le sort du trentenaire solitaire. S’il ressemble en un sens à Poll, le volatile de Robinson, c’est parce qu’il se voit sommé de réinventer la langue entière en quelques mots. Nous n’en dirons pas plus.

Politique de la langue

Ce serait toutefois se méprendre sur Zabor ou les Psaumes que de dire qu’il ne s’y passe rien. Mille choses surviennent, comme en trompe-l’œil. Cependant, la fiction n’évite pas la cuisine des exercices de style où la sauce du style fait oublier la farine de l’exercice. Cette cuisine est peut-être pour beaucoup dans l’impression qu’il y a, dans Zabor ou les Psaumes, tout ce qui se paie comptant : il y a l’exclusion qu’on ne dit pas ; la violence de la religion qui ne s’avoue pas ; les corps niés qui ne s’appartiennent pas. Et ce n’est apparemment pas beaucoup trop. Car entre les pages, il y a encore de la place pour la femme qui fait honte, abandonnée ; pour la mère répudiée ; comme pour Jamila la muette, la femme divorcée qu’aime Zabor. Il y a surtout le sexe devant lequel on ne fait pas le gros dos ; il y a sa frustration quand il est interdit, et son extase quand il est libéré.

Les outils sont affûtés pour attaquer la manière, puisque désormais la matière est sûre. Et la manière, ici, c’est un cousinage avec l’hyperbole qui déterre et la métaphore qui colle aux mots, avant de s’en aller dépoussiérer les plus résistants, le bois dur. Mais c’est une chose qu’on apprend, à s’en tenir là : la langue du sexe est le français. Entre l’algérien quotidien de la rue, sa langue maternelle ou l’arabe du sacré, la préférence de Zabor va vers la volupté d’une troisième langue, celle des livres : l’autre langue héritée du colon. L’érotisme lui vient tout droit des couvertures de livres, sorti de la cote de femmes libres. Ce devrait être cela, peut-être, le charme de Zabor ou les Psaumes : lesté d’un point de vue où l’écriture fait pour un instant oublier l’agonie pour mieux se souvenir, il s’écrit au bistouri d’une langue timidement nymphomane La narration étant toujours à la première personne, Zabor fouille les recoins de son histoire avec des phrases courtes et verglacées pour la tranquille digestion du lecteur. Face « au feu, à l’extase, à la mort ou à la défaite », son histoire s’écrit à l’encre noire. Kamel Daoud ne s’en lave pas les mains : chez lui, la « mécanique de la métaphore » se prend au mot comme une vulnérabilité retournée contre soi.

Qu’on ne se trompe pas : sous la quadrature du cercle, Zabor ou les Psaumes est bien autre chose qu’une pratique fictionnelle du moratoire. Certes, l’écriture ici ne sert pas tant à faire l’ange qu’à réparer une langue de fiction comme une affaire de pare-brises. Si elle y cherche la loi de sa nécessité, c’est au moment où il s’agit d’écrire son propre prénom, « seul, sans l’aide de personne, la main tremblant sur la torsion des voyelles, crissant dans la neige sèche du cahier ». Que peut, là, la fiction ? De toute son insuffisance, elle inventorie des mots et réinvente des noms, pour « aller plus loin que la langue, la faire aboutir à son impossibilité ». C’est, disons, l’épopée façon Daoud quand il réfléchit sur les latitudes de la fiction : une politique de la langue s’y abrite.