La décision des Emirats Arabes Unis d’interdire leur territoire aux femmes tunisiennes non-résidentes a été vécue comme une véritable attaque sur ces joyaux de la République que sont « La Femme Tunisienne » et ses acquis. Ça a donc été l’occasion de tresser les lauriers de nos concitoyennes en mettant en avant leurs accomplissements scientifiques, sportifs, voire même, militaires. Sans oublier bien sûr, l’incontournable Code du Statut Personnel (CSP), érigé en socle de l’identité tunisienne. Le tout, dans une ambiance mêlant dérision et relents de chauvinisme, mettant en avant le caractère misogyne et « arriéré » des pays du Golfe d’un point de vue sociétal.

Un féminisme prisonnier de la nation

Les droits des femmes font partie intégrante de l’identité tunisienne telle que présentée par l’Etat depuis l’indépendance et jusqu’aujourd’hui. Cela s’inscrit dans une histoire longue, qui voit émerger la question féminine à la même époque que la question nationale. Que ce soit en Tunisie ou ailleurs dans le monde arabe, les penseurs de la Nahda, mouvement de renaissance arabe du 19ème siècle,  ont plaidé un changement de la condition des femmes, liant directement le « retard » des Arabes et leur colonisation à la condition humiliante des femmes. Cependant, à l’époque, deux façons de traiter le problème se dessinent. En Tunisie, elles seront incarnées par les deux grandes figures masculines du féminisme. D’un côté, Tahar Haddad, qui pense que la libération de la femme est une condition nécessaire à la libération de la nation du joug colonial. De l’autre, Habib Bourguiba, qui lui, considère que cette libération ne peut se faire que dans un cadre national indépendant, et pas avant : Libérer les femmes avant de se libérer du colonialisme serait une victoire majeure pour ce dernier puisqu’il pourra se targuer d’avoir fait crouler un trait constitutif de l’identité tunisienne : les femmes. Bourguiba rejettera d’ailleurs l’abandon du sefsari, prônée par Habiba Menchari en 1929 et restera étrangement silencieux face au lynchage dont sera victime Tahar Haddad conduisant à son décès prématuré.

Si Bourguiba a tenu sa promesse dès les premiers mois de l’indépendance, contrairement au Front de Libération National (FLN) algérien par exemple, il a fait des droits des femmes sa chasse gardée, renforçant de fait le monopole décisionnel masculin sur la question du droit des femmes. Le film El Jaïda de Salma Baccar souligne cet aspect bien malgré lui. Dans la scène qui reconstitue le retour de Bourguiba, le personnage campé par Wajiha Jendoubi s’exclame : « Cet homme n’est ni pour toi, ni pour moi, il est pour nous toutes ». C’est donc l’homme qui libère, lui seul a le pouvoir d’agir, de décider. Les femmes ne font que subir l’injustice dans un silence buté, mues par l’espoir de la libération promise par le leader national.

C’est aussi Bourguiba qui a fait du statut des femmes en Tunisie le porte-drapeau de ce que l’on appelle la modernité tunisienne. Une modernité qui « a été immédiatement autoritaire, hiérarchique, répressive, car elle considérait comme indiscutables les choix qu’elle faisait en faveur de la scolarité, de l’égalité des sexes, du logement, de la détribalisation, de la conscience nationale, de la lutte contre l’ignorance et la superstition, de la réforme de la religion et de la construction d’un Etat civil », comme l’écrit Hélé Beji dans son essai, Le désenchantement national. L’association des droits des femmes au caractère autoritaire de l’Etat a culminé avec Ben Ali, qui s’est érigé en policier chargé de la protection des acquis féministes de la Tunisie contre la menace islamiste.

De fait, partie intégrante de la tunisianité, le féminisme d’Etat en Tunisie est là pour exclure. L’exclusion la plus emblématique étant bien sûr, celle des islamistes, ennemis mortels des femmes pour une partie de la population. C’est ainsi que « La Femme Tunisienne n’est pas Meherzia [Laabidi] », slogan entonné contre la vice-présidente de l’Assemblée nationale constituante issue des rangs d’Ennahdha. C’était lors de la manifestation du 13 août 2012 contre l’inscription de la « complémentarité » homme-femme dans la constitution défendue par les islamistes d’Ennahdha qui ont fini par abdiquer et inscrire « l’égalité ». C’est cette ligne de démarcation entre progressistes et islamistes que Béji Caïd Essebsi s’est efforcé de réactiver en août dernier avec son annonce sur l’égalité successorale, lui, qui en octobre 2014 n’avait pas hésité à lancer au sujet de la même Meherzia Laabidi « Mahi ila mra » (« Ce n’est qu’une femme »). Le succès de cette manœuvre aurait été éclatant il y a quelques années. Mais aujourd’hui, il est compliqué par l’alliance de Nidaa Tounes et d’Ennahdha et par le travail d’alignement que fait cette dernière sur la rhétorique progressiste.

“L’exception tunisienne”, fausse amie des femmes

Mais « La Femme Tunisienne » n’est pas simplement là pour discriminer à l’intérieur du paysage politique tunisien. Elle joue aussi un rôle central dans la définition de ce que l’on appelle « l’exception tunisienne » par rapport aux autres pays arabes. Cette « exception tunisienne » prend plusieurs visages. Elle se manifeste par l’évocation des droits des femmes, mais aussi par ce que Béatrice Hibou appelle le « primisme tunisien », cette tendance à mettre en avant le caractère « premier » de la Tunisie sur nombre de questions : premier pays arabe à avoir adopté une constitution, premier pays arabe à avoir aboli l’esclavage etc. Plus récemment, « l’exception tunisienne » a pris les traits d’une « exception démocratique » par rapport aux autres pays touchés par la vague révolutionnaire de l’hiver 2010. Le chercheur jordanien Safwan Masri en a d’ailleurs fait un livre intitulé « Tunisia : An Arab Anomaly ». Il y reprend le discours que le pouvoir tunisien produit sur lui-même. D’après lui, la Tunisie est une exception dans le monde arabe parce qu’elle serait foncièrement différente des autres pays : l’éducation, le réformisme, une certaine ouverture sur le monde font qu’elle a réussi là où d’autres ont échoué. Il insiste également sur le fait que la Tunisie ne peut être un modèle pour ces pays, puisque trop « exceptionnelle » pour être imitée.

Faire de la Tunisie une anomalie régionale n’est pas problématique en soi, le problème réside en l’essentialisation du reste du monde arabe qui y est associée. Les milliers de réactions railleuses envers les Emirats Arabes Unis s’inscrivent dans cette rhétorique. A travers des répliques comme « notre président est 2 fois plus âgé que les Emirats », on met notamment en avant le caractère plus ancien et donc plus « civilisé » de la Tunisie par rapport aux Emirats, au point de tomber, à notre tour, dans une xénophobie faisant de la misogynie et de la bêtise des « tares génétiques » propres aux Emiratis. Souvent prise pour cible dans les médias arabes à cause des droits qu’elle offre aux femmes, la Tunisie se targue bien souvent de ces attaques comme preuves du retard de ses voisins. De fait, l’idée d’ « exception tunisienne » part de la prémisse que les pays arabes sont essentiellement voués à l’obscurantisme et à l’ignorance. Si pour mieux se distinguer, la Tunisie a besoin de voir les voisins arabes rester ce qu’ils sont, les Etats arabes ont besoin que la Tunisie reste une exception, une aberration qui n’autorise pas la comparaison.

Dans ce jeu, les femmes sont perdantes. L’éternelle comparaison aux pays arabes ralentit la marche des avancées pour les femmes tunisiennes, puisque le statut inégalé qu’elles ont dans la région invite à la stagnation. Elles sont appelées à se contenter de ce que l’éternelle figure du patriarche national leur accorde et à s’estimer heureuses du peu qu’elles ont. Quant aux femmes des autres pays arabes, elles sont invitées à ne pas appeler à s’inspirer de la Tunisie, puisque elle serait foncièrement différente, foncièrement « non-arabe »[1]. Associer le féminisme au nationalisme comme on le fait en Tunisie, en faire un motif de supériorité par rapport à des pays où les femmes souffrent des mêmes maux n’a rien à apporter aux femmes tunisiennes et à leurs luttes. En revanche, un tel positionnement sert à merveille bien des hommes qui peuvent ainsi s’acheter à peu de frais une bonne conscience féministe, en défendant à corps et à cri l’honneur bafoué de « leurs » femmes, nous offrant ainsi une belle démonstration de féminisme patriarcal.

[1] Le mot « arabe » est utilisé comme concept politique, et non pas comme fait ethnique.