« Je n’ai pas touché mon salaire depuis 1 an et 6 mois, pas un seul millime », nous confie Amira, 24 ans, animatrice du Centre de planning familial de Kasserine. « J’ai un bébé de 4 mois. Je prends des crédits auprès de ma famille, dans les magasins, mais combien de temps cela va-t-il encore durer ? », se demande-t-elle, lassée. Dans le brouhaha du hall de l’ONFP, elles sont nombreuses, en ce mercredi 14 mars, à demander le versement de leurs salaires et leur titularisation au sein de l’institution. Animatrices, sages-femmes, psychologues, paramédicales ou assistantes administratives : elles ont été embauchées comme contractuelles pour combler les vacances de postes dans les régions.

Equipes restreintes et non payées !

« C’est la 6ème fois qu’elles font le trajet jusqu’à Tunis », explique Anouar Ouafi, secrétaire général du syndicat de l’ONFP, qui supervise les négociations entre les employées en colère et la directrice générale arrivée trois mois plus tôt, Rafla Tej. Selon lui, l’instabilité de l’institution, qui a vu passer 8 directeurs généraux depuis 2011, est au cœur de l’enlisement de la situation des contractuelles : « l’un des PDG a voulu les licencier puis il y a renoncé […] leur intégration était prévue après 2 années de contrat, mais c’est arrivé au moment où nous n’avions pas de directeur général pendant 6 mois, donc ça ne s’est pas fait », résume le syndicaliste. Des problèmes de ressources humaines qui se reflètent ainsi à tous les niveaux du service. « Actuellement, 6 centres fonctionnent sans délégué régional, au Kef, Gafsa, Siliana, Bizerte, Sidi Bouzid et à Kasserine, il n’y a ni délégué ni administrateur depuis 2 ans. Nous n’avons toujours pas eu les résultats du concours 2015 », s’indigne Anouar Ouafi. Rebeh Cherif, attachée de presse de l’ONFP, répond que « les appels à candidature pour les délégués régionaux seront bientôt lancés […] et l’intégration des contractuelles est en cours, nous attendons l’autorisation du Ministère de la Santé ». Mais sans promesse écrite, les employées ont du mal à y croire.

En plus des équipes restreintes, les ressources matérielles font également défaut. A Monastir, Rakia, animatrice de 56 ans, le confirme : « nous n’avons pas de DIU [dispositif intra-utérin] depuis 7 mois. Pour les préservatifs, c’est la catastrophe, c’est seulement de temps en temps… ». Sur tout le territoire, la rupture de stock du DIU a touché de plein fouet les activités du planning familial. Dans un entretien accordé à Nawaat, Fatma Temimi, sous-directrice en charge des activités régionales de l’ONFP, explique que le problème provient du fournisseur : « nous passons par ce fournisseur depuis des décennies, mais ça fait 3 fois qu’il nous vend un produit non-conforme […] un nouvel appel d’offre international sera lancé à la fin du mois ». Une explication insuffisante pour Dr Abdedayem Khelifi, au planning familial du Bardo. « Les responsables se justifient mais c’est une erreur que l’ONFP ne peut pas commettre après 50 ans de fonctionnement, d’autant plus que le DIU est la contraception privilégiée de la femme tunisienne, leur régime alimentaire n’étant souvent pas adapté à la pilule », explique-t-il.

Les régions marginalisées sont les plus touchées

Le défaut de ressources matérielles se pose pour les stocks de produits contraceptifs mais aussi pour les véhicules. En conséquence, une activité médicale au ralenti, qui n’arrive plus à satisfaire les besoins des patientes, particulièrement dans les régions comme Kasserine où la mobilité du service est essentielle et les disparités déjà présentes. Dr Khelifi reçoit régulièrement des patientes venues des régions intérieures, par manque de service de proximité apte à traiter des cas spécifiques. Des 13 cliniques mobiles mises en place en 1993 pour couvrir les régions les plus reculées, il ne reste plus que « 3 cliniques mobiles, dont 1 seule est dotée d’un échographe » d’après Fatma Temimi. « Aucun budget n’a été alloué pour les véhicules cette année », poursuit la chargée des relations publiques à l’ONFP, Rebeh Cherif. Et d’ajouter : « les besoins sont réels. Les cliniques qui ont été réaménagées étaient vétustes. Les véhicules ont 12 ou 15 ans ». Parallèlement, la demande n’a pas cessé de croître. « Nous recevons une population frustrée, mal à l’aise, de plus en plus précaire », témoigne Dr Khelifi. Aux questions financières qui se posent pour les patientes contraintes à se déplacer jusqu’à Tunis, s’ajoute le manque d’informations, à la fois au niveau de l’éducation sexuelle et de la prévention des risques, mais également sur la communication et la sensibilisation autour des activités des centres de planning familial.

Besoin d’une stratégie à long-terme

« C’est vrai que les ruptures de stock ont alimenté les perceptions biaisées », admet Fatma Temimi, « en 2011, on nous traitait de criminels. La clinique de Kasserine a été incendiée à 2 reprises, les employés menacés. C’est facile de tout détruire, ça prend du temps de reconstruire ». Pour les cadres de l’ONFP tout comme pour ses employés, ce n’est pas tant un problème de ressources financières mais d’absence de vision stratégique et d’instabilité au sein du ministère. « L’Etat finance toujours autant les programmes, mais ce n’est plus une priorité. En tant que femme, je ne retrouve plus la même volonté politique », témoigne Rebeh Cherif.

« C’est du sabotage », renchérit le responsable syndical, « il n’y a aucune vision politique, aucune stratégie concernant le développement et la population ». Dans la pratique comme dans les textes, « il n’existe pas de politique écrite ni de texte juridique qui justifie, protège et définit les objectifs, les composantes et les responsabilités » dans la conception et la mise en œuvre du programme national de santé de la reproduction, qui « pourrait encourir le risque de révisions non conformes aux besoins et entravant le droit à l’accès universel ». C’est qui ressort d’un document élaboré le Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA) et l’ONFP. Pour les personnes interrogées, l’adhésion des utilisatrices du programme et le sentiment d’appartenance des employés à l’institution demeurent un atout essentiel ; mais garantir à long terme les moyens humains et matériels dans les régions pourrait permettre au planning familial de résister aux secousses politiques, qui semblent constituer  aujourd’hui une entrave directe à l’accès à la santé de la reproduction.