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Ce n’est pas l’homme Bourguiba qui dérangeait le 7 novembre, c’est le corps. Corps-témoin, rescapé d’un régime qu’on voulait confiner aux livres d’histoire ou enfouir dans les archives de la mémoire nationale. Corps encombrant car il contenait en lui tous les fragments symboliques de l’ancien régime. Il représentait alors, plus qu’une source d’embarras, un véritable danger pour son successeur. Que faire du corps d’un souverain déchu ? Vivant ou mort, ce corps s’obstine comme un caillou dans la botte des tenants du nouveau pouvoir. Faut-il l’emprisonner ou l’exiler, l’enterrer ou le jeter à la mer ? L’embaumer comme un Lénine ou un Mao ? Le parader comme un Mandela ou un Bourguiba ?

En 1815, au lendemain de la victoire anglaise à Waterloo, le gouvernement britannique devait décider du sort du prisonnier Napoléon. Fallait-il rendre à la France de la Restauration l’empereur déchu afin qu’il y soit jugé ? Inacceptable. La présence de l’ancien empereur en France, même déchu, aurait été susceptible de provoquer une nouvelle vague de troubles. Son exécution par un Louis XVIII au trône fragile, aurait-elle aussi été trop risquée ? Impossible de prédire la réaction du peuple à une fin aussi radicale. Le premier ministre britannique a finalement opté pour un exil irrévocable sur l’île de Saint-Hélène, à 7000 kilomètres de Paris. Les Anglais ont vu dans l’exil l’option la plus sûre pour se débarrasser de leur ennemi. Quitte à le garder en vie, il fallait expulser le corps napoléonien le plus loin possible. Le sort que l’on réserve au corps du souverain après sa disgrâce révèle souvent ce qui lui reste de son ancien pouvoir. Malgré Waterloo, le bonapartisme demeurait une force vive en France en 1815. Qu’en est-il du benalisme après la révolution de 2011 ?

Trente ans et une révolution après Bourguiba, Ben Ali tente d’imposer son vieux corps à la Tunisie. On apprenait cet été par le biais de son avocat qu’il souhaitait rentrer finir ses vieux jours dans son pays. Ben Ali connaît bien le potentiel symbolique du corps. Président, il s’en était plusieurs fois prémuni. En 2000, en enterrant Bourguiba en catimini, sans bain-de-foule ni discours d’adieu. Ou encore en 2002, en murant le corps de Farhat Hached dans un mausolée hermétique comme on jette un opposant en prison. Ben Ali sait que s’il est enterré à Hammam-Sousse, il peut peut-être un jour être réhabilité. En déclarant vouloir rentrer mourir en Tunisie, l’ancien chef d’Etat tente une rédemption par l’enterrement. Ainsi la Tunisie se retrouve avec un nouvel octogénaire sur les bras, problème de recyclage post-révolution et post-coup d’Etat. Que faire du corps du souverain déchu ? Comme toujours avec les vieux traumas, le premier réflexe est le refoulement. Après tout, pourquoi se poser la question alors que nous pouvons la refuser toute entière sans trop la penser ? C’est qu’elle n’est pas dépourvue d’intérêt. Il est vrai que rapatrier le corps vivotant de Ben Ali est une entreprise qui semble risquée à l’aune du climat politique actuel. Aussi bien dans les cafés que dans certains cabinets ministériels, le benalisme fait figure de « bon vieux temps » au regard de la morosité ambiante. Alors peut-être serait-il plus prudent de suivre l’exemple anglais, en laissant Ben Ali mourir sur les côtes de la mer Rouge comme Napoléon au milieu de l’Atlantique.

Mais il y a autre chose. La possibilité que, par effet d’optique, Ben Ali nous semble plus grand de loin, qu’une fois rapatrié, il nous apparaisse comme il est réellement: un corps vieilli, fatigué, ordinaire. L’espoir que son retour soit un non-évènement, qu’au lieu de revenir dans l’éclat et de mourir dans la controverse, son corps se fane année après année dans l’indifférence d’une Tunisie trop occupée à essayer de faire mieux. Il y a quelques années, certains Tunisiens confessaient leur nostalgie pour l’ancien régime à demi-mot. Aujourd’hui, ils l’affichent avec assurance. Pourtant, en sept ans d’expatriation saoudienne, il n’y a pas eu un seul rassemblement de Tunisiens solidaires devant la demeure du président déchu à Jeddah. Pas cent, pas même dix curieux un peu contre-révolutionnaires ne se sont aventurés aux abords de la cage dorée du vieux dictateur. Les Tunisiens évoquent souvent le nom de Ben Ali, mais ils en parlent comme de quelqu’un qui est déjà mort. Les « c’était mieux avant » défaitistes sonnent comme la nostalgie d’un temps révolu, d’un régime défunt. Si la contre-révolution est une réalité politique en Tunisie, elle ne semble pas s’exprimer par un désir de restauration. Mais certains diront que c’est précisément l’exil de Ben Ali comme corps qui conjure son absence comme homme politique. Qu’il ne faut pas sous-estimer le lien entre les deux, que le rapatriement du corps donnerait un nouveau souffle à l’homme politique.

Alors que faire du corps de notre souverain déchu ? En attendant le verdict du gouvernement, la question demeure en suspens, et l’ombre du Ben Ali exilé continue de planer largement sur la Tunisie, comme un souvenir ambigu.