Il court dans ces photographies une humble amertume. Sur l’une d’elles, un jeune homme couché à même la plage. Cadré de dos, le corps est stricto sensu mis à terre, déchu. Serait-ce le seul à avoir, peut-être un jour, rêvé des lendemains qui chantent ? Équilibre instable prend sa source dans cette amère désillusion d’une jeunesse aux ailes coupées. Ces images sont des images d’ici, prises au cœur d’une région défavorisée, à Zarzis, dans quelques villages coincés entre la frontière libyenne et la Méditerranée. Nous sommes dans le temps de l’après, lorsque l’espoir laisse la place au flou de la détresse. À ces visages, Kamel Moussa ne refuse pas une main tendue qu’est la considération documentaire. Il s’agit pour lui de comprendre qui sont ces jeunes dont les rêves viennent de se fracasser sur le réel. Mais comprendre n’est pas démontrer. La prise de vue suppose une déprise pour raconter une histoire qui ne soit pas en avance sur le temps qu’elle prend à être écrite.
Le récit de ces perdants s’écrit comme par fragment, d’un portrait à l’autre. Le photographe, qui n’a derrière lui qu’une dizaine d’années dans le métier, le fait sans graisse, avec la distance de celui qui met les pieds comme sur une terra incognita. Les sujets que Kamel Moussa photographie sont des sujets sociaux, aux prises avec « un contexte post-révolutionnaire qui les dépasse » : certains ont pris le large avec toutes les raisons de partir, d’autres ont jeté l’éponge ou se sont contentés de la contrebande. L’attente indéfinie constitue la ligne générale d’Équilibre instable, dont les 53 clichés s’agencent comme les fragments d’un repérage des lieux, des temps et des corps. Sans esquiver les présences féminines, ni les soustraire aux confins de l’intimité, Kamel Moussa est attentif à ce qui, dans une posture ou un regard, se trahit d’une vulnérabilité ou laisse transparaître une fragilité ou une inquiétude qui ne soient pas méfiance de déclassés. Devant l’objectif, ces jeunes ne se défendent pas. Le regard reste malgré tout franc, dignité oblige.
Bien qu’il ne soit pas requis par une obligation descriptive, le point de vue documenté dans Équilibre instable ancre la typologie de cette jeunesse dans son milieu. Que ce soit dans l’espace de la visibilité sociale, en bord de mer, dans les rues, ou dans leurs chambres, Kamel Moussa fournit déjà l’amorce d’un récit. À travers des portraits en situation, posés ou instantanés, qu’il réalise en complicité avec ses protagonistes, il prend acte entre autres de leur condition sociale en temps de chômage. À l’image de l’économie locale qui reste à l’arrêt, la force de travail apparaît ici au repos, hors action. Sans posture de parole, à quelques exceptions près, le silence recueille l’incertitude quant à la perspective d’un changement social, détournant le restant de lumière d’une fin de journée pour refaire le vide : en proie à la difficulté d’exister, ils sortent beaucoup après le franchissement de la ligne d’ombre où rôder entre chien et loup. Au milieu de la nuit trouée par les phares, l’image d’une route sans issue semble allégoriser leur horizon bouché.
Si Équilibre instable privilégie cette échelle du quotidien, en ajustant son mode d’écriture à la croisée des espaces de vie, les attitudes des sujets photographiés trahissent quelque chose de l’ordre de la perte. Dehors, ils détournent leur long fil d’attente en longeant un mur à pas feutrés ; le soir, aux bords d’un trottoir ou au cœur d’un rond-point, ils stationnent, mains jointes ou à tenir une clope. Pris seuls, chacun délivre non pas une intériorité, à laquelle le spectateur n’aura pas accès, mais un mode d’être qui ne demande, dans les moments creux, qu’à s’abandonner à une solitude sans emphase : ici un jeune homme se recroqueville dans son lit ; là, en torse nu et médaillé, un autre allongé à même le sol. Cette façon de se situer par rapport au corps social, même en famille, n’est pas à l’appui d’une théâtralisation. Ou alors si elle l’est, ce serait pour marquer un ailleurs dans la proximité : ailleurs que piste, par exemple, le regard dirigé hors-cadre d’une fille accroupie, se reposant sur les genoux de son père qui en revanche regarde l’objectif. Kamel Moussa semble avoir compris que le visage ne suffit pas au portrait, et que, si la menue monnaie du quotidien doit l’accompagner, le regard doit épouser une autre courbure du réel.
S’il se situe davantage du côté des portraits, le regard de Kamel Moussa n’est pas dissocié de l’écoute. Certaines photos qu’il ne tient pas trop à faire tenir par elles-mêmes, sont avant tout des rencontres avec quelques migrants expulsés, qui ont accepté de retourner sur les lieux mêmes de leur départ vers Lampedusa pour témoigner, face objectif, pour la première fois. Située au cœur de l’ouvrage, dans une mise en regard des images et des témoignages, cette séquence rappelle avec sobriété que « le retour est parfois plus dur que l’aller ». Sans forcément rompre les limites du récit visuel, les témoignages s’inscrivent dans la rigueur d’une composition accordée à la pose comme un systématique temps d’arrêt : dos à la mer, le modèle est centré, frontal. Dans une attitude d’attente plus que d’action, comme figés dans leur vaine résilience, ils ont tous droit au même plan moyen, au même regard plat, direct, qu’ils évitent rarement. Si la parole atténue leur détresse en faisant ressurgir des récits intimes « à la vue de ce lieu maudit », d’où leur calvaire a commencé, les photos se succèdent dans le silence du volume non sans transformer parfois le présent en un futur antérieur.
C’est qu’il y a dans les images de Kamel Moussa une considération et une humilité devant le sujet photographié. Considération de celui qui fait résonner dans le tropisme social de cette jeunesse, abandonnée à son sort, des virtualités autobiographiques qui ne sauraient tout à fait se dire comme telles. Et humilité d’un regard qui évite le style relâché des notations subjectives pour se mettre à la disposition des autres. Kamel Moussa se fie à ses protagonistes, mais ne s’imagine pas le portrait à l’avance. L’on sent bien à travers la fatigue d’un regard ou l’affaissement d’un corps qui refuse de se livrer en pâture, que l’appareil du photographe n’est pas monnaie de séductions. Sa position est beaucoup plus humble. Le choix d’un point de vue distant et la préméditation du cadre rapproché ou moyen à l’intérieur duquel les modèles viennent s’inscrire, se conjuguent pour opposer une épaisseur de présence à l’oubli de ces jeunes. S’il creuse un repli de la réalité dans cet état d’ouverture, diaphragme d’œil et de cœur, Équilibre instable assigne au spectateur une place qui fait que le regard n’acquiesce pas à l’abandon.
Kamel Moussa ne se prête pas à la facilité qui consisterait à se pencher sur la situation de cette jeunesse avec une douteuse hauteur de vue. Il sait prendre position et enchaîner un propos. La clarté et le laconisme participent d’une singulière retenue à l’égard du jugement. L’attitude dont témoignent ces images privilégie l’échange au témoignage extorqué. Malgré l’insistance de la frontalité, ce traitement affiche un air de sobriété qui échappe aux durées si courtes du reportage spectaculaire. La forme documentaire ne démontre pas, mais rend compte d’une forme de « déprise » qui se réinvente autour d’un air de drame intériorisé. La pitié, dont on sait combien elle peut être veule, n’a pas de place ici. Les images de Kamel Moussa ne proposent rien d’autre que la solidarité d’un regard sensible et partagé.
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