Entre les hommes qui convertissent les devises au noir et les magasins de produits européens ramenés d’Algérie et vendus à des prix bien moins élevés que ceux des supermarchés en Tunisie, les louages et voitures de particuliers immatriculées en Algérie se comptent par dizaines. Ici, les discrets chuchotements « sarf, sarf » se mêlent aux « Annaba, Annaba » criés à haute voix par des conducteurs algériens qui stationnent et attendent de futurs passagers. Annaba est située au centre-est de l’Algérie, à moins de 300 kilomètres de Tunis, on s’y rend pour un prix qui va de 30 à 40 dinars, selon les fluctuations du dinar tunisien.

Entre espoir et scepticisme

Alors que la démission de Bouteflika a laissé place à une transition menée par l’Armée, les avis sont plutôt partagés quant au dénouement du mouvement. « On a eu ce qu’on voulait. On a chassé Bouteflika et sa clique. Les gens continuent à sortir pour réclamer, pour dire au pouvoir « On est là », qu’on ne va pas partir », nous explique Khaled, chauffeur de louage d’une quarantaine d’années. Et il poursuit :

On assiste au réveil des peuples. Ils nous croyaient tous endormis, mais les peuples aujourd’hui, ils ne se taisent plus. Ils disent « Toi, tu es incompétent dégage, toi tu es là, on va t’essayer ». C’est fini maintenant, les gens parlent, n’ont plus peur, on ne reviendra pas en arrière.

Selim, un visiteur venu à Tunis pour se faire soigner et s’apprêtant à rentrer à Annaba se dit « plein d’espoir pour le mouvement et sa continuation », bien que de son propre aveu, il n’est pas descendu manifester. A la question de ce que l’expérience tunisienne lui inspire, il répond : « N’oubliez pas que l’Algérie a de l’expérience aussi, on s’est révoltés avant tout le monde en 1988 ». Mohsen, chauffeur de louage et père de quatre enfants, confie :

 J’ai voté une fois en 1991 pour le FIS (Front Islamique du Salut), depuis qu’ils ont jeté ma voix à la poubelle [Arrêt du processus électoral ordonné par l’armée, ayant ouvert la voie à la guerre civile de 1992-2002], je n’ai plus jamais voté et je ne voterais pas cette fois non plus.

Mohsen affirme n’avoir aucun espoir de changement pour l’Algérie : « J’attends un logement social pour ma famille depuis des années, je suis inscrit au registre depuis les années 90 et je n’ai rien vu. J’ai une femme, quatre enfants et on vit tous dans la maison qu’a laissé mon père». Quand on lui demande son avis sur l’expérience démocratique en Tunisie, il rétorque « Maintenant, les Tunisiens en sont réduits à ramener leurs oignons d’Algérie. Les oignons, les tomates et les poivrons, ils les achètent dans nos marchés puisque tout est devenu hors de prix ici ».

Autocrates déchus et lendemains incertains

A quelques encablures de ce louage, nous avons rencontré Younes, lui-même conducteur de taxi qui fait des allers-retours entre Tunis et Annaba depuis 1997. Il a pu voir les deux règnes, celui de Ben Ali et celui de Bouteflika s’allonger à l’infini. « Un mandat, deux, ça va. Trois,ça passe encore. Mais déjà quatre [en 2014] et le monde entier se moquait de nous, alors cinq…», se rappelle Younes. S’il veut bien reconnaitre à Bouteflika quelques points positifs « surtout au début », ce sont ses deux frères qui cristallisent ses critiques.

Ils contrôlaient tout, ils pillaient tout, eux et les leurs, comme les Trabelsi chez vous. Je vous assure si l’Algérie n’avait pas été pillée par les siens à l’indépendance, aujourd’hui nous aurions de quoi subvenir aux besoins de tout le continent africain

s’indigne Younes.

Quand on lui demande ce qu’il pense de l’expérience tunisienne, il se montre plus hésitant : « J’étais à Tunis le soir où Ben Ali est parti. Il va sans dire qu’il a fait beaucoup de mal, mais si on prend la sécurité, c’était mieux avec lui. Pour les prix aussi : avant les sardines, je les achetais à 200 millimes, maintenant elles coutent 3 voire 4 dinars ». Pour Khaled, « C’est normal que des gens soient en désillusion. Quand ils vont mesurer leurs situations, ils vont la mesurer avec quoi d’autre que leur niveau de vie ? Et concrètement, le niveau de vie s’est détérioré ici. Dans toutes les révolutions, il y a des gains et des pertes ». Que ce soit en Algérie ou en Tunisie, le passé est rejeté, le présent aussi. Le changement est exigé. Malgré la longueur des routes vers l’émancipation et la dignité parsemées d’embûches, nombreux sont les déterminés.