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Il s’agit d’un film organique où la mélancolie de la mer se dit de manière  poétique dans une sorte de transe à l’envers (moment des majorettes où l’on s’enfonce dans une sorte de plage cadavérique). Le film est un beau moment de cinéma où revient l’idée de trace, celle d’un paysage perdu que garde le cinéma, celle de la mer qui imprègne tout un être, un imaginaire, celle d’une presqu’agonie et d’un amour indéfectible, saisis ensemble.

Le seuil du film est d’une grande finesse ; s’y joue, en effet, le lien anthropologique entre le cinéma et le monde autour de la question de la trace. D’emblée, nous sommes transportés par un travelling dans un port avec une voix off que nous pourrions prendre pour celle qui commenterait les images du présent. Nous découvrons qu’elle provient d’un autre film, d’un autre espace-temps qui n’a plus rien à voir avec le paysage présent de Gabès. Ce film dans le film – dont nous voyons la projection et les spectateurs à la fin du travelling – a su garder la trace du Gabès d’antan, celui de la couleur bleue de la mer qui s’est affadie en teinte « cendre » comme le remarque l’un des spectateurs de Gabès, l’oasis et l’usine (1983), à la mémoire duquel est dédié Tout va bien Lella ?!.

Le film suit cette énergie d’hier et d’aujourd’hui avec tact et prudence pour ne pas forcer, pour surprendre le spectre sans l’effrayer. Quelque chose d’organique marque la caméra. Elle avance et recule au gré de ce qu’elle capte. Il faut beaucoup d’écoute et de délicatesse pour recueillir la poésie de l’homme ordinaire en communion avec l’espace qui l’habite et qu’il habite. L’un imprègne l’autre dans une sorte de lien charnel qui fait que nous puissions parler de paysage, d’une relation, d’une subjectivité agissante. C’est ce que dégagent les personnages et confère au film un point de vue vécu, ressenti. Les pêcheurs parlent en termes de peau et d’amour presque passionnel : « Nous avons la mer dans notre peau, on peut s’éloigner par colère ou pour travailler ailleurs mais on revient toujours. Tout Gabésien a la mer en lui… ». La trouvaille de la métaphore de Daech pour parler des crabes qui tuent les richesses de la mer, l’envahissant à cause du réchauffement de l’eau, situe le film dans ce qu’éprouvent les Gabésiens aujourd’hui. L’ironie est aussi une poésie à laquelle répond le pêcheur musicien en dévorant un crabe avec le sourire : « Là, je le dévore comme il nous dévore mais il aura le dernier mot ».

Jeunesse et transe de la mort, voilà ce que vous nous laissez, semble dire le montage son et image de la séquence des majorettes : une transe à l’envers, comme une sorte de trou noir qui dévale et avale l’espace dans une chute  interminable. L’oxymore est fondateur de l’esthétique du film : l’avenir et la mort se partagent souvent les mêmes plans. Les rythmes, la musique émise par une jeunesse à qui l’on a laissé non la mer mais ses déchets et son cadavre  dit bien l’obscénité de l’héritage. La caméra y perd son centre et devient aussi vertigineuse que la triste réalité.

Les derniers plans du film cristallisent la situation actuelle de manière visuelle comme pour reprendre ce que disaient les pêcheurs à moitié ironiques : cet acharnement à aimer la mer, à y retourner, à croire en elle et en ses vertus quasi sacrées dans l’imaginaire des Gabésiens. Et ce, malgré la moisissure et la mort qui la guettent. En plan large, des jeunes filles, venant célébrer le mariage d’une amie à travers le rite des saints de la mer, dansent et chantent  « Tout va bien Lella ». Ce n’est que la moitié du plan car dans l’autre moitié, nous percevons la mer et la fumée des usines au loin comme réalité poignante.

Malgré tout, l’amour de la mer persiste chez ce grand Sisyphe qu’est le Gabésien. Par un léger panoramique, on reste sur la mer avec, en profondeur de champ, les monstres chimiques qui la dévorent ; un plan où se fait sentir la pesanteur du silence, bercée par les vagues éternelles.