À quoi rime le 14 janvier ? Pour Amine Alghozzi, à une drôle de nuit qui se paie sur un redoutable hors-champ. Que s’est-il passé à ce moment-là ? Tout autre chose que ce que la communauté de souvenirs et de fictions nous ont appris de l’événement. Une révolution ? Un chaos ? L’auteur met le pied et la plume dedans. Sans effet de manche, Zendali, la nuit du 14 janvier 2011 nous entraîne dans un étrange sillage d’individualités typiques. Et rarement un personnage se sent autant personnage que dans ce portrait de groupe. Face à ce qui se passe, qu’il enveloppe d’une mince couche d’humour, le récit se drape dans une fabulation plutôt qu’il ne propose une contre-histoire. Si Zendali ne se lit pas comme on va à la messe, à bas bruit, c’est qu’en démultipliant les points de vue Alghozzi nous tend le miroir d’une histoire polyphonique. Ici ne compte que ce qui ouvre, au présent de l’événement, les parenthèses d’une hystérie collective.
Car l’univers de «Zendali» a quelque chose de proliférant. Que fait Alghozzi dans un quartier populaire de Sousse ? Il palpe, le temps d’une nuit et d’une manière décomplexée, l’ambiance éperonnée par les scénarii d’une révolution que les habitants s’organisent en comités pour protéger. Chaque chapitre, à la brièveté d’un micro-récit, ouvre une perspective en réinventant une histoire. La narration, décentrée et sans focalisation exclusive, est cousue d’interruptions ou d’ellipses. Il y a la foule qu’on sait friable, les gammes de musique qui déteignent sur l’ivresse des personnages répondant tout nombril dehors. Saboteurs et voisins font mine de faire le point. Mais il y a bien d’autres types qui, du patron du café au bandit en passant par l’intello et l’amoureux, inventorient ce microcosme social. Tous fonctionnent, à la condition que quelqu’un avale des couleuvres. Sans excès de sobriété, Zendali lâche d’autres indices pour replier les rumeurs des uns sur les fantasmes des autres. Et entre les deux, déplier une possible psychose. C’est un peu le fil rouge de ce roman qui, à l’image des chansons des prisons dont il se fait l’écho réinventé, lâche les brides pour faire vibrer dans la nuit ce qui la dissipe sans en chasser le souvenir.
Sans doute est-ce bien là le gage d’une saga dont l’auteur, de page en page, aurait salé la note. Car au fil des événements, qui ne pèsent forcément pas leurs kilos de plume et de plomb, Alghozzi abandonne les zones ombreuses pour taquiner la carpe et le lapin. Ici, les courts-circuits viennent du dedans. Et dedans, il y a les affects, mais aussi les lignes de fuite qui les mettent en perspective. Tout le sel de «Zendali» réside dans une espèce d’allers-retours entre ce qui se passe et la manière dont on le perçoit ou l’interprète. Car tout, dans ce chaudron à taux d’usure, est traversant et altéré : les aspérités des événements, la fausse bonne conscience taillée dans la peau des énergumènes, les rivalités entre les plus dégonflés, les délires, les mesquineries, mais aussi les fictions que les personnages galbent parfois de faits d’armes. En mettant un ou deux pieds dans le plat, ceux-ci sont tous porteurs d’histoires. Mais à l’horizon de leurs micro-récits, c’est tout le corps social, passé au crible d’une description comptable, que «Zendali» réinvestit d’anecdotes en dialogues de carpes, en en retournant le gant pour mettre en scène sa complexité.
Néanmoins, on ne règle pas si facilement ses comptes, tant Alghozzi ne vise ni la restitution du réel ni le manège des faits divers. Pourtant, on à l’impression que tout tourne carré, que le 14 janvier est convoqué par touches, sans barrière entre l’événement et ses coulisses. Il est vrai que tantôt ça marche, tantôt ça pompe. Les meilleurs moments sont ceux où ce qui n’était pas à l’ordre du jour remonte à la surface. Les moins bons sont ceux où les répertoires lyriques s’invitent sans nécessité pour laisser leurs empreintes dans les dialogues. Et voilà ce que ça donne : une fresque qu’un jeu polyphonique travaille sans oblitérer la liberté qui le rehausse. Cette liberté ne tient pas seulement aux décrochements de registre ou de ton ; le dialectal qui nous prend de court, y est pour beaucoup, une fois que les dialogues le réorganisent pour retomber sur ses pattes d’encre. Mais collé à l’arabe littéraire, il n’a pas pour vocation de prêcher la moindre morale. La liberté de «Zendali», refusant d’en tirer pouvoir, est peut-être à ce prix.
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