C’est un tweet qui ne cesse de susciter des réactions. Il s’agit de l’extrait d’un article du journal américain Foreign Policy indiquant que les Etats occidentaux pourraient se servir des doses de vaccins promises à la Tunisie pour faire pression sur le président Kaïs Saïed afin qu’il renonce aux décisions qu’il a prises le soir du 25 juillet. Radwan Masmoudi, le président du Centre Islam et démocratie – un think tank américain proche des Frères musulmans – reprend l’extrait et l’accompagne d’un commentaire pour le moins ambivalent : « Si les experts juridiques concluent qu’il y a eu un coup d’Etat, ce qui est manifestement le cas, ils seront obligés de suspendre tout type d’assistance et de soutien. C’est la loi et je crois qu’ils sont sur le point d’annoncer que c’était effectivement un coup d’Etat contre la démocratie et les institutions démocratiques ! ».
Le tweet, retiré depuis, a provoqué l’indignation sur les réseaux sociaux et dans les médias. Masmoudi, par ailleurs membre d’Ennahda, est accusé d’encourager les Etats-Unis à cesser d’envoyer des vaccins à la Tunisie. Alors que le pays subit toujours de plein fouet une quatrième vague particulièrement meurtrière, le lobbyiste ferait passer les intérêts de son parti avant ceux des Tunisiens. L’intéressé s’en défend et indique que sa formulation était maladroite et qu’il ne visait que l’aide militaire.
Le cas de Radwan Masmoudi n’est que la pointe émergée de l’iceberg. En effet, depuis le 25 juillet, plusieurs activistes tentent de convaincre des responsables politiques et des leaders d’opinion américains pour qu’ils pèsent sur l’administration Biden afin qu’elle durcisse le ton avec Kaïs Saïed. Quitte à ce que cela passe par des sanctions que subirait la population dans son ensemble. Parmi les acteurs de cette contre-offensive, on peut trouver deux des filles de Rached Ghannouchi (Intissar Kheriji et Yusra Ghannouchi) ou encore Seifeddine Ferjani qui se présente comme « conservateur et pro-OTAN ».
Et cet activisme semble porter ses fruits. Plusieurs éditorialistes et politiques reprennent à leur compte la théorie du coup d’Etat organisé par Saïed contre la démocratie.
Coté parlementaires, la représentante démocrate Ilhan Omar a appelé l’administration américaine à arrêter l’aide sécuritaire à la Tunisie. Elle a également annoncé son intention de déposer une proposition de loi rendant illégale toute coopération militaire avec les pays qui violent les droits humains. Elle a reçu le soutien d’Intissar Kheriji. Coté républicain, le sénateur Joe Wilson appelle aussi à une réaction plus musclée.
Dans les organes de presse influents, plusieurs articles produits par des « analystes spécialisés dans la politique étrangère au Moyen-Orient » reprennent à leur compte la rhétorique nahdaouie d’un coup d’Etat contre la démocratie. Le New York Times a ouvert ses colonnes à Rached Ghannouchi pour qu’il présente sa vision des choses, parlant de l’instauration d’une dictature. Dans son texte, à peine concède-t-il quelques retards dans la mise en place des « réformes nécessaires ». Aucun travail de vérification journalistique n’a été effectué pour vérifier ses propos.
Dans une tribune publiée dans Foreign Policy, intitulée « La communauté internationale doit utiliser tous les leviers possibles en Tunisie », la chercheuse Sarah Yenkers du think-tank Carnegie Endowment for International Peace parle d’une dissolution du parlement tunisien. Le papier cité par Radwan Masmoudi dans son tweet sur les vaccins, donne là encore une lecture binaire des évènements entre un parlement démocratique et un président putschiste.
On retrouve la même tonalité interventionniste dans les colonnes du Washington Post où l’éditorialiste Josh Rogin, qui souhaite que son pays exerce plus de pression sur Kaïs Saïed, présente Rached Ghannouchi comme l’un des grands leaders prodémocratie de la région.
Comment expliquer cette vision binaire, à la limite de la caricature chez des dirigeants et des leaders d’opinion américains ? Comment le pays qui dispose du plus grand réseau diplomatique et des plus puissants moyens de renseignements au monde peut-il à ce point aboutir à une telle lecture binaire des évènements en Tunisie ?
Disons-le clairement. Comme s’accordent à le dire la plupart des experts en droit constitutionnel, Kaïs Saïed a eu recours à une lecture extensive de l’article 80 de la Constitution. En gelant les travaux du Parlement, il a contrevenu au principe voulant que l’Assemblée des représentants du peuple soit en état de réunion permanente pendant toute la durée de l’état d’exception. Il ne s’agit pas de se payer de mots : confier l’essentiel du pouvoir exécutif et législatif à une seule personne sans aucun garde-fou entraine un risque de basculement dans la dictature et plusieurs éléments intervenus cette semaine ne peuvent que renforcer ces craintes. Les organisations nationales et la société civile sont fondées à demander à Saïed des garanties et une feuille de route précise sur la sortie de cet état d’exception qui, par définition, n’a pas vocation à s’installer dans la durée. Cela dit, il est tout à fait incompréhensible de présenter la situation pré-25 juillet comme quasi-parfaite, modulo quelques « réformes » qui iraient dans le sens des bailleurs de fonds. Comment dès lors comprendre cette myopie new-yorkaise et washingtonienne ?
Le discours tenu par Barak Obama à l’université du Caire, le 4 juin 2009 représente une rupture. Après une décennie de politique néoconservatrice voulant installer la démocratie au Moyen-Orient par les armes, la diplomatie américaine a considéré que la démocratie de cette partie du monde passait par les partis islamistes qui, à l’instar des chrétiens-démocrates européen, installeraient des pouvoirs s’inscrivant dans la mondialisation et seraient en phase avec des sociétés conservatrices.
Cette vision a semblé porter ses fruits après les premières élections post-printemps arabes qui ont toutes permis à des partis proches des frères musulmans (Tunisie, Maroc, Egypte) d’accéder au pouvoir.
Mais l’été 2013 a constitué un véritable traumatisme pour l’administration américaine qui s’est retrouvée incapable de s’opposer au coup d’Etat d’Abdelfattah Sissi. Malgré les protestations et menaces de sanctions, le maréchal a installé un pouvoir dictatorial et a entrepris l’éradication des Frères musulmans en Egypte. La même hantise explique tous les choix des cadres d’Ennahda depuis 2013, prêts à tous les reniements pour se maintenir au pouvoir et éviter le sort de leurs frères égyptiens. Le compromis passé entre Ghannouchi et Béji Caïd Essebsi et les diverses coalitions qui en ont découlé depuis, ont donné l’illusion d’une gouvernance collégiale et de la mise en place d’un régime démocratique incluant les islamistes. Une lecture optimiste qui met de côté les blocages institutionnels et la corruption qui a caractérisé une partie importante de la classe politique.
L’autre élément qui pourrait expliquer cette vision idéaliste de la transition démocratique est le poids de l’argent dans la politique américaine. Dans un pays où la richesse n’est pas taboue, la dernière campagne américaine a englouti plus de 11 milliards de dollars. Les règles de financement des candidats étant beaucoup moins strictes qu’en Tunisie, les analystes sont passés à côté du rapport de la Cour des comptes relatif aux scrutins de 2019 qui pointe des irrégularités (financement étranger, dépassement des plafonds de campagne, utilisation abusive des médias pour la promotion de certains candidats) qui entachent sérieusement la sincérité du vote et l’équité entre les candidats, d’autant que ces règles n’existent pas aux Etats-Unis. Vu d’un pays qui n’est pas spécialement obnubilé par l’égalité, la démocratie de l’argent roi n’est pas problématique.
On peut en revanche s’étonner que dans un pays dont les citoyens sont très attachés à la Constitution n’ait pas remarqué les diverses entraves à la loi fondamentale commises avant le 25 juillet 2021, à commencer par la non-désignation d’une Cour Constitutionnelle dans les délais prévus par l’article 148, une juridiction qui aurait pu se prononcer sur la validité de l’état d’exception 30 jours après sa mise en place. Membre de toutes les coalitions au pouvoir depuis 2014, Ennahda est le principal responsable de cette entrave. En voulant mettre des juges à sa botte, le parti islamiste a rendu possible le coup de force de Saïed.
Enfin, les leaders d’opinion américain ne se sont pas vraiment intéressés à la spécificité du cas tunisien. La plupart des analyses qui circulent sur la question tunisienne depuis une semaine sont le fait de chercheurs et d’analystes travaillant sur le Moyen-Orient dans son acception la plus large (incluant les pays du Maghreb). Rarement basés à Tunis, ils ont une vision globale et homogène de la région. De plus, comme le dit dans un titre volontiers provocateur le chercheur Steven A. Cook (Peut-être que les Tunisiens n’ont jamais voulu la démocratie), les Occidentaux en général et les Américains en particulier ont cherché à plaquer leurs idéaux sur la réalité tunisienne. Sans tomber dans le cliché voulant que les Arabes ne soient pas faits pour la démocratie, il souligne qu’en se focalisant sur certaines questions (comme l’économie) et en discutant avec des acteurs de la société civile œuvrant pour les droits et libertés compatible au leur, les observateurs et analystes passent à coté d’autres attentes des citoyens comme un Etat fort à même de leur assurer des besoins quotidiens comme la sécurité et l’éducation, deux secteurs largement éprouvés par la dernière décennie. Cette vision partielle est complétée par le lobbying important mené à Washington par des proches d’Ennahda.
iThere are no comments
Add yours