Depuis ses annonces du 25 juillet virage 80, le président Kais Saied a pointé à maintes reprises du doigt le pouvoir juridictionnel. Dans son allocution du 25 juillet, il a ainsi accusé cette autorité d’enterrer certaines affaires. Promettant d’assainir ce secteur, Saied a annoncé qu’il présidera le ministère public. Depuis, des affaires mettant en cause des magistrats ont fait surface. Ainsi, 45 ont été placés en résidence surveillée dont l’ancien procureur général près le tribunal de première instance de Tunis, Béchir Akremi et Taïeb Rached, premier président de la Cour de cassation.
L’interception par la garde douanière d’une juge en possession de 1,5 million de dinars en devises, a aiguisé les méfiances de beaucoup de Tunisiens envers le pouvoir juridictionnel. Les critiques fusent envers cette autorité, considérée comme favorisant le règne de l’impunité et de la corruption en Tunisie. En commentant cette affaire, le président de la République a de nouveau chargé la magistrature, en exprimant son indignation face à la dérive de cette juge. Sans nommer quiconque, Saied a affirmé qu’il n’interviendra pas dans le fonctionnement de la justice mais que la magistrature doit assumer ses responsabilités. « Tous ceux qui sont complices de ces agissements rendront des comptes », a-t-il martelé.
Ces déclarations ont été accueillies avec inquiétudes par les corps représentant les magistrats. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a fustigé, via un communiqué publié le 20 août, « les campagnes de délation » menées à l’encontre des magistrats.
« Climat inquisitoire »
De son côté, le Syndicat des magistrats tunisiens (SMT) a mis en garde contre l’instrumentalisation de « dépassements individuels » de certains magistrats pour porter atteinte à l’ensemble du secteur. Même son de cloche de la part de l’Association des magistrats tunisiens (AMT). « La justice doit être faite sans alimenter un climat inquisitoire envers les magistrats. Ces derniers ne devraient pas être au-dessus de la loi, ni objets de délations non plus », a affirmé Lamia Mejri, juge et membre du bureau exécutif de l’AMT, à Nawaat.
Comme pour le SMT, elle présente les affaires mettant en cause des magistrats comme des « exceptions à la règle », non représentatives de l’ensemble du corps juridictionnel. « Comme dans beaucoup de secteurs en Tunisie, la magistrature est rongée par la corruption. Il ne faut pas nier ce fait mais le combattre, et ce, certainement pas avec le populisme », dénonce-t-elle.
Et de s’interroger : « Que gagne-t-on en renforçant la défiance des Tunisiens envers la justice ? Peut-on se passer de ce pouvoir ? C’est une composante de l’Etat primordiale pour bâtir une démocratie solide ».
La décision de Kais Saied d’assurer la présidence du ministère public a suscité des craintes, relevant l’accaparement de tous les pouvoirs par un seul homme. Le CSM a ainsi mis en garde contre toute tentative d’intrusion dans le fonctionnement de la magistrature : « Il est interdit à quiconque d’intervenir dans ses compétences conformément à la Constitution et aux Conventions internationales », a-t-il insisté. Il a rappelé également que c’est au CSM d’examiner et de statuer dans les affaires mettant en cause des magistrats en vertu de la loi.
Le SMT et l’AMT ont aussi relevé la nécessité de ne pas compromettre l’indépendance de la justice. Un vœu réitéré par Lamia Mejri à Nawaat. Présentée par Saied comme une issue pour remuer certaines affaires, cette présidence du ministère public est « préjudiciable aussi bien pour le président de la République que pour la justice elle-même », assène la représentante de l’AMT. « Nous reconnaissons l’existence d’une crise ébranlant tout le pays et la magistrature y a sa part de responsabilité comme l’a affirmé le président de la République. Mais nous ne pouvons pas accepter cette option même de façon momentanée ». D’après la juge, c’est le rôle de la justice d’entamer des poursuites en étant « au-dessus de la mêlée ». La présidence du ministère public « est aussi délicate pour la présidence de la République qui sera susceptible d’être accusée de mener une justice sélective », met-elle en garde.
Organes de contrôle interne noyautés
D’après Lamia Mejri, le CSM et l’Inspection générale des affaires judiciaires doivent s’autosaisir au plus vite pour dépoussiérer des dossiers de magistrats mis en cause et statuer dans ces dossiers. Par ailleurs, elle les appelle à informer l’opinion public des actions entreprises dans ce sens pour rétablir la confiance en la justice.
Ces derniers mois, deux affaires ont défrayé la chronique. La première concerne Béchir Akremi, ancien procureur de la République. Il est accusé d’obstruction à la justice dans des affaires en rapport avec des assassinats politiques, et d’avoir étouffé les des dossiers relatifs au terrorisme. La deuxième affaire concerne Taïeb Rached, président de la cour de cassation. Il est entre autres accusé de falsification et de blanchiment d’argent.
Ces deux affaires emblématiques mettant en cause deux hauts magistrats ont fait l’objet de beaucoup de tergiversations. Il a fallu ainsi attendre ce 20 août pour qu’enfin le dossier de Taieb Rached soit transféré au parquet et qu’il soit suspendu de son poste. Quant à l’affaire de Béchir Akermi, elle est toujours en suspens au sein du CSM.
Accusé de corporatisme en critiquant l’assignation à résidence de Béchir Akremi, l’AMT se défend : «On a toujours réclamé la fermeté dans le traitement des dossiers des magistrats mis en accusation. Ces affaires sont restées en suspens en raison des dysfonctionnements des autorités de contrôle, en l’occurrence l’Inspection générale des affaires judiciaires chargée des investigations nécessaires et le CSM, le seul habilité à prendre des mesures disciplinaires à l’encontre des magistrats », souligne Mejri. D’après elle, si le CSM avait suivi rigoureusement ces affaires et y avait statué dans des délais raisonnables, il aurait pu se défendre et éviter la dégradation actuelle de l’image de la magistrature.
Néanmoins, Lamia Mejri nuance son constat. « Il est vrai que le bilan de l’expérience des mécanismes de contrôle interne n’est pas satisfaisante aussi bien pour les magistrats que pour le peuple tunisien. Mais il faut souligner qu’avant la mise en place du CSM, la justice ne fonctionnait pas correctement à cause des dépassements de certains magistrats et de l’instrumentalisation politique. Après la révolution, avec la mise en place du CSM, il y a eu une évolution positive. C’est le CSM qui a lancé les procédures d’investigation à l’encontre des plus hauts magistrats du pays, à savoir Béchir Akermi ou Taieb Rached. Jamais de telles mesures disciplinaires n’auraient pu être prises avant la révolution », se félicite-t-elle.
En revanche, la juge souligne que le CSM est miné par l’ingérence politique. D’après elle, le fait que de telles affaires n’aient pas été tranchées par cette instance dénote « d’un blocage en son sein ». Et de préciser : « Il est clair que la prise de décision de certains membres du CSM est soumise à des pressions politiques ».
L’indépendance de la justice, un chantier boiteux
Lamia Mejri dénonce l’enchevêtrement entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Le maintien de l’Inspection générale des affaires judiciaires sous la coupe du ministère de la Justice « permet l’intervention directe des politiques dans ses travaux », fustige-t-elle. Mejri prend comme exemple l’ex-ministre de la justice par intérim, Hasna Ben Slimane, qui aurait dissimulé chez elle le dossier concernant Béchir Akremi.
Le membre de l’AMT rapporte les cas des juges indépendants inculpés par l’Inspection générale. Quand d’autres, ayant des loyautés politiques, passent à travers les mailles du filet de la justice parce que des investigations n’ont pas été menées à leur encontre par l’Inspection générale.
« L’inspection générale doit être protégée de l’emprise du pouvoir exécutif. Elle doit devenir un organe indépendant, soumis à des mécanismes de contrôle internes et externes et remettant un rapport annuel sur ses activités », plaide-t-elle.
Parmi les autres mesures revendiquées aussi bien par l’AMT que le SMT, la révision de la mutation des magistrats. « Les magistrats les plus probes et indépendants doivent être désignés par le CSM dans les postes clés. Il faut également écarter les magistrats véreux mis en haut de l’échelle », revendique Mejri.
Reste que pour entériner la refonte de la magistrature, il faut des réformes législatives. Celles-ci tardent à voir le jour. Il s’agit pourtant de lois nécessaires garantissant le bon fonctionnement de la justice et son indépendance. L’édiction de la loi organique sur les magistrats, la loi organique sur l’Inspection générale et le Code de la justice administrative est encore ajournée « faute de volonté politique », lance Mejri.
Elle évoque son expérience en tant que membre d’une commission mise en place au ministère de la Justice pour l’élaboration de la loi sur l’Inspection générale. « Alors que 80% du projet a été réalisé, le président de ladite commission, en l’occurrence Néji Baccouche, a démissionné sans donner les véritables raisons. D’autres démissions des membres ont suivi. Ensuite, la commission a été dissoute. Le projet de loi, qui offrait des garanties pour l’indépendance et l’intégrité de l’inspection, a été ainsi enterré ». Et d’ajouter : « Les politiques n’ont pas intérêt à ce que l’Inspection soit indépendante ». Idem concernant l’indépendance du CSM « dont la loi la régissant est frappée d’inconstitutionnalité et souffre de plusieurs lacunes entachant son autonomie vis-vis du pouvoir politique ».
Une commission s’attelant à un projet de la loi organique sur les magistrats au sein du ministère de la Justice a également été dissoute. « Or, les critères de formation et de recrutement des magistrats sont à revoir. Ces derniers doivent être rodés aux principes des droits humains ou encore à la déontologie professionnelle. Des garanties doivent aussi être mise en place pour l’indépendance du parquet. Tout cela n’a pas eu lieu en l’absence d’une telle législation », conclut la représentante de l’AMT.
Au final, les réformes tant attendues n’ont été initiées ni par les gouvernements sortants, ni par le parlement. Et au-delà des envolées lyriques, le président de la République lui-même, n’a jusqu’ici pas fait part d’une quelconque volonté d’impulser sur ce point un réel changement.
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