L’application de l’article 80 par le président Kais Saied, le 25 juillet 2021, intervient en pleines vacances gouvernementales et parlementaires alors que le président français Emmanuel Macron est dans sa résidence estivale, au Fort de Brégançon, dans le sud de la France.
Dès le 26 juillet, le ministère français des Affaires étrangères publie un communiqué succinct où il déclare « prendre connaissance » des décisions du président tunisien. Jean Yves Le Drian y emploie les éléments de langage classiques de la diplomatie. Il se dit attaché au respect de la souveraineté et appelle au calme et au dialogue entre les composantes de la classe politique. Le seul point pouvant constituer une prise de position concerne l’exhortation au retour « dans les meilleurs délais, à un fonctionnement normal des institutions ». A ce stade, il ne s’agit donc pas de qualifier les décisions de Kais Saied de coup d’Etat, mais une pression est exercée pour que l’Etat d’exception ne s’installe pas dans la durée. Rappelons que l’article 80 de la Constitution tunisienne est très similaire à l’article 16 de la Loi fondamentale française. Paris peut donc difficilement dénoncer le recours à des dispositions qui existent dans son droit.
Quand l’Elysée informe sur Carthage
Le 28 juillet, un communiqué du Quai d’Orsay (ministère français des Affaires étrangères), indique l’attachement de la France à l’Etat de droit. On y apprend, au détour d’une phrase, que les deux chefs de la diplomatie ont été « en contact étroit au cours des derniers jours ».
Macron a tenu un entretien téléphonique avec son homologue tunisien le 7 août 2021. Le compte-rendu de l’Elysée fait ressortir un soutien de Paris à l’entreprise de Saied. En effet, le président français « a assuré son homologue que la France se tenait aux côtés de la Tunisie et du peuple tunisien dans ce moment clé pour sa souveraineté et la liberté ».Toujours d’après ce communiqué, le président tunisien a, pour sa part, indiqué qu’il « ferait connaitre rapidement sa feuille de route pour la période à venir et qu’il continuerait de donner toute sa place à la légitimité populaire ».
Depuis son arrivée à l’Elysée, Emmanuel Macron a cherché autant que possible à inscrire la politique française dans une vision multilatéraliste, que ce soit au sein de structures formelles comme l’Union européenne ou informelles tels le G7 ou le G20. C’est ainsi que Paris a évité les déclarations unilatérales tranchantes sur les développements en Tunisie, leur privilégiant des initiatives collectives.
Changement de ton
Il faudra donc attendre le communiqué du G7 et celui du chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, pour lire l’empressement de Paris. Le premier texte, en date du 6 septembre, « recommande fortement un retour au cadre constitutionnel dans lequel un parlement joue un rôle significatif ». L’usage de l’article indéfini pour désigner le pouvoir législatif tend à montrer que l’éventualité d’une dissolution voire de la mise en place d’un nouveau régime politique n’est pas exclue. A la fin du communiqué, les signataires conditionnent les futures relations avec la Tunisie au respect des valeurs démocratiques. Par ailleurs, Saied est invité à nommer « d’urgence » un successeur à Mechichi.
Le 10 septembre, à l’issue de son entretien avec le président de la République, le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell lit un communiqué, probablement rédigé à l’avance. Le texte reprend les éléments déjà évoqués sur la nécessité du retour à un fonctionnement démocratique incluant la reprise des travaux parlementaires. Le chef de la diplomatie européenne n’hésite pas à faire part, dans l’enceinte même du palais de Carthage de ses « appréhensions » quant à « à la préservation de l’acquis démocratique en Tunisie ». Ce changement de ton, qui engage les capitales européennes marque une volonté de pression supplémentaire sur Tunis.
Influence du contexte régional et des enjeux français
Les bouleversements politiques que la Tunisie connaît depuis le 25 juillet interviennent à un moment de fortes turbulences dans les relations entre la France et ses trois anciennes colonies du Maghreb. Le 18 juillet, la révélation du scandale Pegasus a jeté un froid entre Paris et Rabat, le Maroc étant accusé d’avoir espionné plusieurs responsables français dont Emmanuel Macron. Par ailleurs, depuis des mois, Alger et Paris s’affrontent au sujet de la mémoire de la guerre d’Algérie. Les déclarations du locataire de l’Elysée sur « la rente mémorielle » du FLN algérien, des harkis et de la nation algérienne, créée selon lui par la France, ont mis le feu aux poudres.
Ces turbulences sont aggravées par des éléments de politique intérieure en France. La précampagne pour l’élection présidentielle (prévue en avril et mai 2022) est marquée par une surenchère droitière. En effet, plusieurs candidats ou aspirants candidats ont décidé de mettre au centre du débat les questions migratoires en général et de la relation avec l’islam en particulier.
C’est dans cette logique que s’inscrit la décision de la France de réduire de moitié les visas accordés aux ressortissants algériens et marocains. Les Tunisiens voient ce quota réduit de 30%. Le motif invoqué, le manque de coopération des autorités consulaires pour délivrer les laisser-passer indispensables avant toute reconduite à la frontière, pose question. En effet, d’autres pays ayant des taux comparables voire inférieurs n’ont pas été touchés par cette décision. Par ailleurs, la crise sanitaire a entravé ces opérations qui se font généralement sur des liaisons aériennes régulières. En plus de l’argument électoraliste évident, il est probable que « la crise des visas » soit un moyen de pression diplomatique sur les pays maghrébins.
Dans le cas de la Tunisie, la crise institutionnelle semble avoir compté dans cette décision. Ce point a été évoqué lors de l’entretien téléphonique entre Kaïs Saïed et Emmanuel Macron. Dans le compte-rendu de la présidence tunisienne, on apprend que le chef de l’Etat tunisien a fait part de ses regrets quant à cette décision. Son homologue français a indiqué que cela pouvait être réversible. L’Elysée a vaguement évoqué ce point, se contentant d’indiquer que les « questions migratoires » ont été abordées.
La carte du Sommet de la francophonie
L’autre sujet chaud entre les deux pays est l’organisation du sommet de la francophonie. L’évènement, prévu pour le mois de novembre, ne cesse de faire l’objet de rumeurs sur sa tenue. Kais Saied a encore réaffirmé, lors de la prestation de serment des nouveaux ministres, que le pays était disposé à accueillir l’évènement, malgré les tentatives de sabotage de « certains », une allusion à peine voilée à son prédécesseur Moncef Marzouki. Ce dernier a, en effet, insinué, en marge d’une manifestation anti-Saied à Paris, que le sommet pouvait constituer un moyen de pression pour pousser Carthage à sortir de l’état d’exception. Interpelant les organisateurs, Saied affirme que tout a été mis en œuvre pour que le sommet se tienne sur l’île de Jerba. L’évènement sera finalement reporté à l’automne 2022 mais le lieu sera maintenu.
La France a été très critiquée pour avoir soutenu jusqu’au bout le régime de Ben Ali. Depuis 10 ans, elle voit son soft power réduit au profit de l’Allemagne. Berlin a en effet gagné en influence, notamment par le biais des fondations affiliés aux partis politiques allemands. Il ne lui est donc pas facile de se positionner par rapport à un changement brutal des rapports de force, a fortiori quand celui-ci est appuyé par une frange importante de la population.
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