L’information est passée inaperçue. Annoncée par le président en marge du conseil des ministres du samedi 15 janvier 2022, la transformation de neuf écoles et instituts supérieurs ainsi que six universités en Etablissements Publics à caractère Scientifique et Technologique (EPST) a été éclipsée par la répression des manifestations du 14 janvier et par le dégel des relations entre Kaïs Saïed et Noureddine Tabboubi. Pourtant, cette révolution dans le monde universitaire est lourde de conséquences et mérite que l’on s’y intéresse de près.

Logique commerciale

Les établissements concernés sont les écoles nationales d’ingénieurs de Tunis, Sousse et Monastir, les facultés de médecine de Tunis, Sousse et Sfax, la Faculté des sciences de Gabes, l’Institut supérieur de l’éducation et de la formation continue et l’Institut supérieur des sciences appliquées et de technologie de Sousse. Par ailleurs, les universités de Monastir, Sfax, Gabès, Kairouan, Sousse et Tunis- El Manar accèdent au même statut.

Un communiqué du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, en date du 17 janvier 2022 indique que ce changement de statut a pour but de «renforcer l’indépendance [des établissements concernés], leur fournir plus de flexibilité en matière de gestion, leur permettre de disposer de fonds propres». L’ambition des autorités est d’améliorer la qualité de l’enseignement supérieur et de se conformer aux standards internationaux afin d’améliorer le positionnement de la Tunisie dans les classements mondiaux.

Université Tunis-El Manar

Le statut des établissements publics à caractère scientifique et technique est défini par la loi 2008-19 du 25 février 2008, relative à l’enseignement supérieur et précisé par le décret n° 2008-416 du 11 février 2008, fixant l’organisation administrative, financière et scientifique des établissements publics de recherche scientifique et les modalités de leur fonctionnement. Contrairement aux universités à caractère administratif, les EPST sont régis par la législation commerciale. Ils peuvent assurer par voie de convention, des prestations de service payantes et exploiter les résultats des recherches réalisées. En outre, ils peuvent exploiter les brevets et des éléments de la propriété intellectuelle. S’ils continuent à percevoir des dotations de l’Etat, leur financement s’apparente à celui d’une entreprise commerciale avec une réinjection de bénéfices, des réserves, des crédits à la consommation ou à l’investissement et des subventions publiques ou privées. Ce changement est majeur car la vocation de service public, potentiellement déficitaire, disparaît au profit d’une logique commerciale.

Appui des bailleurs

Cette réforme a été encouragée par les bailleurs de fonds de la Tunisie. C’est notamment le cas de la Banque mondiale qui a accordé au pays un prêt de 70 millions de dollars en 2016 pour réformer l’enseignement supérieur et améliorer les débouchés professionnels des diplômés. Dans l’accord-cadre du crédit, l’institution de Bretton-Woods prône le renforcement de « l’autonomie et l’amélioration du pilotage des universités » en soutenant notamment « les mesures législatives permettant aux universités d’accéder au statut d’EPST ».

Si l’Université virtuelle de Tunis a été la première institution tunisienne à devenir un EPST en vertu d’un décret datant de décembre 2015 et entré en vigueur en 2019, la décision du 15 janvier 2021 est autrement plus importante par le nombre d’établissements concernés. Il s’agit donc clairement pour les autorités d’accélérer la mise en œuvre de cette réforme en la déployant dans des établissements assurant des formations initiales.

Contestation syndicale

Côté syndical, l’enthousiasme est plus tempéré. Pour Zied Ben Amor, porte-parole d’IJABA, syndicat indépendant des enseignants universitaires, revendiquant quelque 5000 adhérents sur les 9000 enseignants, cette réforme est prématurée et potentiellement dangereuse. Contacté par Nawaat, il déplore l’opacité et le manque de concertation de l’autorité de tutelle, faisant remarquer que le communiqué du ministère n’était pas signé. Et le syndicaliste de rappeler la baisse continue des moyens accordés à l’enseignement supérieur et à la recherche, passés de 7% du budget de l’Etat en 2008 à moins de 3% actuellement.

Ben Amor se montre très critique vis-à-vis de l’autonomisation financière des universités. Selon le syndicaliste, ce serait un pas de plus vers le désengagement de l’Etat. Dans un contexte de difficultés financières, celui-ci pourrait prendre pour prétexte le caractère commercial des EPST pour baisser les dotations qui leur sont versées. Par ailleurs, ce serait un pas de plus vers la marchandisation de l’enseignement public qui est censé être gratuit. Une crainte partagée par Wahbi Jomaa, professeur des Universités en génie mécanique et énergétique à Bordeaux, par ailleurs ancien président du conseil national d’Ettakattol.

Déboires de l’expérience française

En France, où le statut d’EPST existe depuis 1982, la loi liberté et responsabilité des universités, votée en 2007 sous la présidence de Sarkozy, dote tous les établissements universitaires de l’autonomie financière. Depuis, le principe de responsabilité a souvent été opposé aux universités pour justifier un gel ou une baisse des dotations de l’Etat, note Jomaa. Pourtant, du fait de l’inflation et de l’évolution des carrières, les dépenses de fonctionnement croissent naturellement tous les ans. Cela contraint les directeurs d’établissements à faire des arbitrages en matière de recrutement ou de non-remplacement des effectifs partis à la retraite. L’enseignant-chercheur franco-tunisien indique que cette logique financière a transformé la philosophie du pilotage des ressources humaines. Ainsi, avant la réforme, un président d’université valorisait les promotions obtenues par ses cadres, y voyant une preuve de compétence. Aujourd’hui, il y voit avant tout une masse salariale supplémentaire à financer.

Et cette vision comptable peut se traduire soit par une diminution des ressources humaines ou matérielles soit par une augmentation des frais de scolarité. Car si la loi aussi bien en France qu’en Tunisie stipule que l’enseignement supérieur est gratuit, des frais d’inscription, aujourd’hui modiques, sont exigés à chaque rentrée. En France, après avoir substantiellement augmenté ces frais pour les étudiants étrangers extra-européens, le président Macron a suggéré de le faire pour les Français avant de rétropédaler face à la fronde. Dans l’état actuel du droit, une augmentation substantielle des frais d’inscription est inenvisageable. En revanche, le prêt de la Banque mondiale déjà cité exige de l’Etat tunisien «une révision de la législation, dont la loi de 2008 sur l’enseignement supérieur, y compris vis-à-vis du statut d’EPST des universités et des autres aspects de la transition vers un statut plus autonome des institutions». Le conseil ministériel du 3 mars 2022 a validé un décret présidentiel amendant et complétant le décret d’application de la loi de 2008. Au moment où nous écrivons ces lignes, le texte n’est toujours pas publié au JORT.

Creuser les inégalités ?

Les deux enseignants interviewés craignent que la rentabilité ne se fasse au détriment de la stratégie de l’Etat en matière de politique de recherche. Une stratégie que Wahbi Jomaa juge actuellement inexistante. Zied Ben Amor pense que la rentabilité peut conduire à des situations aberrantes comme l’investissement d’un EPST dans la recherche d’une technologie polluante au moment où les autorités optent pour des énergies plus propres.

Université de Kairouan

Le passage au statut EPST pose également le problème des filières et des universités non rentables. A l’exception de Kairouan, qui a un accès aux bassins d’emploi du Sahel et de Sfax, tous les établissements choisis se situent sur le littoral Est. Wahbi Jomaa estime que l’Etat peut difficilement composer avec deux contraintes : d’une part créer des pôles universitaires d’excellence disposant d’une taille critique et d’une bonne intégration avec le tissu industriel de sa région, et d’autre part avoir une bonne couverture territoriale en matière d’enseignement supérieur et de recherche. Les disparités régionales font craindre que les établissements des zones sinistrées ne soient qu’une sorte de « lycées améliorés » où les enseignants ne font que dispenser leurs cours. L’expérience française a été moins bénéfique pour les « petites »universités. Pour sa part, Ben Amor estime que les sciences humaines et sociales, vont être davantage marginalisées. Ces filières déjà peu prisées des étudiants rencontrent des difficultés à nouer des partenariats avec l’environnement industriel.

Revers de la médaille

Par ailleurs, les deux enseignants se montrent sceptiques quant à la logique des classements internationaux. Zied Ben Amor affirme que le statut des établissements n’est pas un critère obligatoire dans les normes ISO en vigueur. Quant à Wahbi Jomaa, il préfère que les autorités élaborent une stratégie nationale de recherche. D’après lui, cela serait plus bénéfique que d’encourager la publication dans des revues scientifiques prestigieuses. Rappelons que les enseignants du corps A (titulaires d’une habilitation à diriger la recherche) représentent à peine le dixième des effectifs.

Ce dernier voit tout de même des points positifs dans l’autonomisation des universités. Le raccourcissement de la chaîne de décision permet de limiter une bureaucratie souvent lourde et tatillonne. Cela a eu pour conséquence la simplification du montage de projets d’enseignement et de recherche ainsi que la création de filières très spécialisées, au plus près des avancées scientifiques et techniques.

Le revers de cette médaille est de transformer les EPST en « royaumes » avec des directeurs disposant de pouvoirs considérables. A ce sujet, Zied Ben Amor indique qu’avec les statuts actuels, il n’est pas rare qu’un doyen ou un directeur d’universités abuse de son autorité pour sanctionner un enseignant pour ses opinions syndicales ou ses prises de position. Cela peut se traduire par un refus de lui accorder une année sabbatique ou en l’excluant systématiquement des missions de coopération.

La situation politique actuelle a totalement éclipsé une réforme fondamentale touchant l’enseignement supérieur et la recherche en Tunisie. Mise en œuvre dans l’indifférence générale, elle entraînera pourtant des conséquences considérables sur l’avenir du pays.