Depuis trois décennies, des agriculteurs et des industriels essayent d’introduire et de développer le colza en Tunisie. Pour eux, cette plante représente la planche de salut de la céréaliculture et de l’agriculture tunisiennes en particulier, et de la Tunisie en générale.

La première expérience d’introduction du colza remonte au début des années 90. On la doit principalement à l’Office National de l’Huile (ONH). Auparavant, l’organisme public avait tenté d’introduire la culture du tournesol, «mais l’expérience n’a pas abouti parce que les superficies ont été affectées pour la plupart aux glibettes (dont les Tunisiens sont devenus très friands, ndlr)», regrette Mohamed Taieb Belhaj, expert agricole, et ancien fonctionnaire du ministère de l’Agriculture.

Cette première expérience s’est arrêtée en 2000. Une deuxième est en cours depuis 2014, avec toujours les mêmes objectifs dans le viseur : améliorer les rendements du blé et la performance des exploitations tunisiennes en diversifiant les rotations, renforcer  l’autonomie nationale en huiles et protéines végétales, et rééquilibrer la balance commerciale en réduisant les importations. Aujourd’hui, près de 15 mille hectares sont consacrés à la culture du colza, essentiellement dans le Nord du pays.

Mais à ce jour, ces efforts n’ont pas porté les fruits escomptés. C’est ce qui ressort de l’atelier national organisé sur cette thématique les 8 et 9 mars 2022 à Hammamet, par l’Institut National des Grandes Cultures (INGC), la Direction Générale de Production Agricole et l’Association pour l’Agriculture Durable (APAD), en partenariat avec l’Association pour le développement à l’international des filières oléo-protéagineuses (AGROPOL, France).

Obstacles au développement

Trois facteurs sont à l’origine du faible développement du colza en Tunisie. Le premier est l’absence de volonté politique. Le ministère de l’Agriculture qui a été à l’origine de la relance de la culture du colza en 2014, avec Carthage Grains, rappelle Maher Affes, directeur général de cette société, donne aujourd’hui l’impression de ne plus s’y intéresser. «Les agriculteurs sont davantage convaincus par le colza que le ministère de l’Agriculture», affirme Belhaj.

Par ailleurs, experts et acteurs de cette nouvelle filière n’arrivent pas encore à s’entendre sur son utilité et sur la manière de la gérer. Durant l’atelier de Hammamet, des agriculteurs se sont ainsi fait l’écho de l’hostilité de certains milieux universitaires au développement du colza en Tunisie. L’argument de ses détracteurs ? D’après eux, cette culture rendrait la Tunisie dépendante de l’importation des semences et ferait de l’ombre aux légumineuses. Mohamed Taieb Belhaj s’inscrit en faux contre leurs allégations. Selon lui, le colza n’est pas un concurrent des légumineuses. «On peut créer des variantes de semences adaptées au contexte tunisien», souligne-t-il.

De même, la relation entre agriculteurs et industriels restent à codifier. «La solution passe par l’établissement de contrats de culture», recommande Mohamed Taieb Belhaj. L’expert a en tête la success story de la filière vinicole à laquelle cet outil a grandement contribué. Un scénario qu’il espère voir réédité dans le colza.

Enfin, last but not least, les banques, maillon essentiel dans le développement de toute activité et de l’agriculture en particulier, seraient réticentes à financer la filière, sinon à des conditions prohibitives. Elles exigeraient un taux d’intérêt de 12 à 13% pour les crédits qu’elles accorderaient aux agriculteurs cultivant le colza.

Système à bout de souffle

Pourtant, la mise en place d’une véritable filière contribuerait à résoudre bien des problèmes. Ainsi que le rappelle une étude du cabinet AMZ intitulée «Tunisie 2030, Stratégie de filière oléo-protéagineuse», la Tunisie est confrontée à une double problématique dans le domaine agricole, agronomique et économique.

D’un point de vue agronomique, le système de la monoculture céréalière qui prédomine en Tunisie est «à bout de souffle», souligne l’étude. «Nos ancêtres avaient pour habitude d’alterner jachère et culture de céréales. Dans les années 70, le retour des céréales s’effectuait tous les trois et même quatre ans. Mais depuis vingt ans, on fait de la monoculture céréalière sans alternance. On ne peut plus continuer à faire cela», relève Belhaj. Pour la simple raison que cette pratique «favorise l’appauvrissement de la terre, la prolifération des maladies, et engendre une baisse des rendements», justifie l’étude.

Economiquement, notre pays dépend de plus en plus des importations de céréales et d’huiles végétales. Les premières ont plus que doublé au cours des dix dernières années, passant de 756 millions de dinars en 2011 à 1,9 milliard de dinars en 2020. Soit un taux de dépendance des importations supérieur à 63%.

D’après l’étude d’AMZ, concernant les huiles végétales, la situation de la Tunisie est encore plus grave, puisque la production nationale ne couvre que 5% des besoins du pays estimés à 200 mille tonnes. En 2021, la Tunisie en a importé pour 532 millions de dinars. De ce fait, le déficit de la balance commerciale agroalimentaire et les subventions ont explosé. Le premier s’est s’élevé à près de 2 milliards de dinars et les secondes atteindront en 2022 près de 1,8 milliards de dinars pour les céréales et 290 millions de dinars pour les huiles végétales.

A terme, le recours aux importations pour subvenir aux besoins du pays sera donc de plus en plus insoutenable, avertit l’étude. Enfin, l’expérience a démontré que «grâce au colza, l’alternance des cultures a permis de maîtriser certaines maladies affectant les céréales, et de faire baisser les importations d’huile végétales de 50 millions de dinars en 2021. Et on pourrait satisfaire 50% des besoins du pays dans ce domaine», note Aziz Bouhajeb, président de l’APAD.

En outre, le colza améliore le rendement du blé, favorise l’absorption de l’eau et des éléments minéraux des couches profondes du sol grâce à son système racinaire pivotant. Cette culture maintient l’équilibre des éléments minéraux et la teneur en matière organique du sol, entraînant une réduction des engrais azotés, selon une étude de l’Institut National des Grandes Cultures (INGC).

L’heure de vérité va bientôt sonner. Après l’atelier de Hammamet, les pro-Colza, regroupés essentiellement au sein de l’APAD, vont s’atteler à élaborer une stratégie de développement de cette culture «contraignante pour toutes les parties». Cette stratégie devrait être présentée en mai prochain lors d’un séminaire franco-maghrébin. En espérant que «les décideurs prennent une position claire. Ils doivent nous écouter et clarifier leur vision», martèle Mohamed Taieb Belhaj.