C’est en fin de journée, qu’ils ont pris l’habitude de se retrouver au Nomadic Bike dans le quartier du Bardo. Face au soleil couchant, ils préparent leurs prochaines sorties à vélo. Le maître des lieux, Sélim Yahyaoui, prépare des mlawis tout en échangeant avec les cyclistes, attablés autour d’un café. Ils discutent à bâtons rompus du prochain circuit prévu ce week-end. « J’ai beaucoup voyagé, surtout en Asie, et j’ai réalisé combien le vélo avait encore une place très importante, alors que dans le Grand Tunis, il a disparu du paysage urbain et s’est développé uniquement comme une activité de loisir », déclare le fondateur du Nomadic Bike.

Sélim Yahyaoui

« En rentrant, j’ai eu envie de créer un lieu qui réunit tous ceux qui utilisent le vélo au quotidien : un lieu de rencontres et d’échanges où il est possible de louer des vélos, de participer à des sorties, et de vivre ensemble cette passion », poursuit-il. Ici, le vélo est sacralisé. Et lorsque les cyclistes se croisent sur les routes, ils se saluent, de loin. « La bicyclette fait partie de notre identité », lance-t-il en désignant le reste du groupe.

Transports publics défaillants, inégalités sociales

La plupart d’entre eux arrivent directement de leur lieu de travail, à vélo. Ils sont infirmiers, architectes, professeurs de français ou étudiants. Mais ici, une seule chose les réunit : la bicyclette. Nedra fait en moyenne 6 à 8 km matin et soir, pour aller à l’école où elle enseigne à Cité El Khadra. « Avant, j’arrivais toujours en retard : les transports publics sont complètement défaillants. Les taxis sont chers et en trouver aux heures des pointes, c’est quasi-impossible… », explique-t-elle.

Nedra

Les chiffres parlent d’eux même : l’utilisation des transports en commun est passée de 70% en 1970 à 30% actuellement. Le parc d’autobus est en déclin régulier : sur un parc de 1200 véhicules, seuls 500 sont en service. Quant aux taxis, les applications telles que Bolt, Yassir ou In Driver, n’ont fait qu’aggraver la situation des citoyens en proposant des tarifs prohibitifs. Tout cela n’est pas sans conséquence : un faible système de transports impacte l’accès à l’emploi et à l’éducation, et de ce fait, approfondit les inégalités sociales.

Face aux galères de transports rencontrées au quotidien, Nedra a choisi une autre alternative : « Je ne savais pas faire de vélo, un ami m’a appris et depuis, je ne l’ai plus lâché malgré toutes les barrières », poursuit-elle. La famille, en premier lieu, qui ne voyait pas d’un bon œil qu’une jeune femme fasse du vélo. Les parents d’élèves qui ne trouvaient pas cela sérieux et craignaient que cela donne envie à leurs enfants d’aller à l’école à coups de pédales. Et enfin, les remarques lancées dans la rue par des automobilistes peu habitués à une telle présence.

« Mais plus nous serons nombreuses dans l’espace public, plus nous nous ferons respectées et c’est comme ça que les mentalités évoluent », assure-t-elle. Et la sécurité ? La peur de circuler au milieu des automobilistes reste un frein majeur à la pratique du vélo.

A peine arrivés au Nomadik Bike, une femme âgée d’une soixante d’année, nous interpelle en montrant du doigt les dizaines de vélo parqués devant le café : « pensez à vos parents, ne soyez pas égoïstes, un accident est vite arrivé », nous sermonne-t-elle. Pour Nour, infirmier à l’hôpital d’enfants de Bab Saadoun, la question de la sécurité est un faux problème : « ce n’est pas plus téméraire qu’à pieds ou en voiture, mais il faut être prudent et mettre un casque », affirme-t-il. Et il doit lui-même passer par des endroits particulièrement dangereux comme la route X pour se rendre au travail. Et d’ajouter :

si on devait attendre qu’il n’y ait aucun risque pour faire du vélo en milieu urbain, on n’en ferait jamais.

Lutter contre les émissions de CO2

Passionnée de vélo depuis son enfance, Nour n’a pas hésité à faire Cité Ibn Khaldoun – Bab Saadoun quotidiennement, été comme hiver : gain de temps, gain d’argent et une façon aussi, de lutter contre le réchauffement climatique. « Quand je vois la pollution au niveau du rond-point de Bab Saadoun, je ne peux qu’être fière d’être à vélo », lance-t-il.

Nour

C’est avant tout par conscience écologique qu’Eya Kaoudji, environnementaliste et coordinatrice de projets au sein de l’association Vélorution, a décidé de ranger sa voiture dans le garage et de se remettre sur selle. « J’ai longtemps pratiqué le vélo pendant mon enfance, mais à 12 ans j’ai fait un accident qui m’a traumatisée », raconte-t-elle. Soucieuse de la préservation de l’environnement dans son quotidien, et convaincue par le vélo comme moyen de transport, il lui fallait être cohérente avec elle-même. « Je ne pouvais plus participer à cette asphyxie généralisée. Alors depuis plusieurs mois, je fais Bab Jdid – Mutuelleville à bicyclette, soit environ 6 km matin et soir », raconte-t-lle. Un trajet qui lui prend désormais 20 minutes alors qu’en voiture, elle en avait pour 40 minutes.

Pourtant, la voiture continue de séduire les Tunisiens : le nombre d’automobilistes a quasiment doublé, passant de 15,7% en 1994 à 27,2 % en 2014. Selon l’Agence Technique des Transports Terrestres (ATTT), le parc des voitures en Tunisie est estimé fin 2016, à près de 2 millions de véhicules circulant sur les routes tunisiennes. Et il augmente de 70 à 80.000 véhicules par an. Or, le transport routier est responsable de 25,2% des émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit du secteur le plus polluant après les industries énergétiques. Un enjeu de taille lorsqu’on sait que la Tunisie a été classé parmi les 10 pays africains les plus pollués. Le vélo pourrait considérablement participer à réduire les émissions de gaz à effet de serre. En effet, selon une étude publiée dans la revue « Communications Earth and Environment », nous pourrions réduire les émissions de CO2 de plus de 400 millions de tonnes par an, à l’échelle mondiale, si chaque propriétaire de vélo se déplaçait à bicyclette en moyenne 1,6 kilomètres par jour. « Les émissions de gaz à effet de serre sont une des principales causes du réchauffement climatique », note Eya Kaoudji.

« A travers la vélo-école, des circuits dans des zones urbaines ou l’installation de parkings à vélo, nous militons au sein de l’association Vélorution pour que la bicyclette soit un véritable moyen de transport », poursuit-elle. Depuis 2018, la vélo-école a formé 1500 personnes. « Pas sûr qu’ils iront tous au travail à vélo, mais nous avons la conviction que les choses peuvent changer », confie la jeune environnementaliste. Le vélo pourrait en tout cas participer à atteindre la contribution déterminée au niveau national (CDN) de la Tunisie qui prévoit de réduire les émissions de CO2 de 41 % d’ici 2030 par rapport au niveau de 2010.

Revaloriser l’usage du vélo

Il n’y a pas si longtemps, pourtant, les vélos faisaient partie du paysage urbain. « Notre géographie joue en notre faveur, puisque le pays est plutôt plat », rappelle Sélim Yahyaoui du Nomadic Bike. Aujourd’hui encore, dans de nombreuses villes, comme Nabeul, le vélo n’a jamais cessé d’être utilisé par les habitants, malgré des choix politiques qui ont favorisé la motorisation des urbains. En revanche, dans le Grand Tunis, le vélo comme moyen de transport a été ringardisé au profit de la voiture. Perçue comme une condition sine qua non d’accès à la modernité, la voiture est devenue de ce fait un symbole de réussite sociale. « Allez dans les quartiers populaires, et vous verrez beaucoup plus de vélos qu’ailleurs », précise Eya. « Mais, ce sont des cyclistes par défaut, s’ils avaient la possibilité d’avoir une voiture, ils oublieraient leur vélo ! », nuance-t-elle.

Faire le choix de la bicyclette, malgré l’absence de politiques publiques en la matière, constitue un véritable acte de résistance. « Par notre présence dans l’espace public, c’est tout un modèle de société que nous dénonçons », souligne Nedra. L’humble vélo trouve doucement sa voie dans le brouhaha de Tunis. Et les cyclistes, eux, continuent de se saluer (« tahiya ») lorsqu’ils se croisent, conscients de représenter une alternative.