Le feuilleton ramadanesque «Fallujah» a suscité des réactions houleuses, dès la diffusion du premier épisode, sur la chaîne El Hiwar Ettounsi. La Fédération générale de l’enseignement secondaire a appelé la HAICA à prendre les mesures nécessaires contre cette série constituant « une grave insulte envers les enseignantes et toute la famille éducative ». Tandis que le ministre de l’Éducation, Mohamed Ali Boughdiri, a considéré que cette fiction est une atteinte à l’ensemble des enseignants, au lycée tunisien, soulignant qu’elle ne reflète pas l’image réelle de l’élève tunisien. Des institutions s’enflamment au contact du petit écran, comme l’hydrogène au contact d’une étincelle. Mais qu’en est-il des premiers concernés, les lycéens ? Que pensent-ils de ce feuilleton ? Ils ont entre 15 et 17 ans, s’expriment en Derja anglophone; ils nous ont donné leur avis. Décryptage avec M. Jouili, sociologue et ancien directeur de l’Observatoire national de la jeunesse.
On passe à la télé
La télévision est devenue un objet traditionnel devant lequel les parents piquent une sieste et dont les adolescents se passent. Avec une programmation de plus en plus pauvre, axée sur du divertissement aux airs de souk, elle n’a pas su accrocher les jeunes qui préfèrent largement leurs smartphones au petit écran. Mais pendant le mois saint, c’est différent, car le feuilleton ramadanesque est une tradition. Malek, 17 ans, dit à ce sujet : « Je ne regarde absolument pas la télé, mes amis non plus d’ailleurs ! Mais pendant Ramadan, je la regarde par habitude ». Mohamed, 17 ans, ne regarde pas non plus la télé, sauf « Choufli Hal ». Pour les chaînes TV, le Ramadan est donc l’une des rares occasions d’atteindre la génération Z. Malek ajoute : « Je me suis mise à regarder «Fallujah» sans savoir de quoi il s’agissait. Puis j’ai accroché. C’est vrai qu’on ne voit jamais de lycéens dans les feuilletons ». Avec plus de 2,3 millions d’élèves en Tunisie, dont près d’une moitié constituée de collégiens et de lycéens, le choix est d’abord stratégique, loin du romantisme patriotique rabâché. Les lycéens et les collégiens voient des personnages de leur âge. Jackpot pour El Hiwar Ettounsi qui rafle 49,2% de l’audience, soit 4 921 000 téléspectateurs juste après la rupture du jeûne selon le très contesté cabinet de sondage Sigma conseil.
Sur TikTok, le réseau social préféré des adolescents, les chiffres explosent. À lui seul, le hashtag #فلوجة accumule 539,8 millions de vues. Des vidéos parodiques de parents paniqués qui découvrent le monde de leurs ados, des extraits du feuilleton remontés, des commentaires, des sketchs, un contenu infini qui prouve que «Fallujah» est un phénomène chez les ados.
Les secrets d’un tel engouement ? Le sociologue Mohamed Jouili explique : Les feuilletons de cette dernière décennie se concentrent sur les individualités, chacune ayant ses propres conflits et le tout avec une certaine audace et un degré de violence très fort. La télévision suit les changements sociaux. Chaque feuilleton est une lecture de la réalité. Les ados interrogés ont une interprétation différente de cette lecture présentée.
Et de préciser : « quand la télé était sous le contrôle de l’État, les thématiques n’étaient pas audacieuses. Il s’agissait de conflits familiaux, de relations entre l’urbain et le rural. Aujourd’hui, avec des chaînes privées et la liberté d’expression, sont nés de nouveaux angles d’attaque. On est passé d’une lecture collective à une lecture individuelle de la réalité ».
Réalité et fiction
« Pour les drogues, ça ne se passe jamais à l’intérieur de l’établissement, mais devant… Oui, on peut en voir », dit Bilel, lycéen à El Menzah 9. « Mais les voitures, les motos et des ados comme ça, je n’y ai pas cru. Aucun personnage pour moi n’est crédible. Les élèves n’osent pas engueuler leurs profs, encore moins les agresser ».
Mais les chiffres parlent pourtant d’eux-mêmes. Le ministère de l’Education a ainsi recensé 2896 cas de violences verbales et 159 cas de violence physique perpétrés par des élèves contre leurs enseignants au cours de l’année scolaire 2017-2018. Et en 2021, un professeur d’histoire-géo a même été poignardé par son élève de 17 ans dans la cour du lycée Ezzahra.
Emna, élève au lycée Ahmed Amara au Kef, a exprimé son agacement envers le feuilleton qu’elle juge stéréotypé et ne traitant pas des véritables problèmes du système éducatif. « Je trouve que ce feuilleton présente des scènes qui ne sont pas en phase avec nos problèmes réels et la réalité du système éducatif. Dans mon lycée, porter un casque sur les oreilles est sanctionné par trois jours d’exclusion. Le traitement dramatique est poussé à l’excès, et il n’y a pas vraiment d’analyse approfondie du système éducatif et de ses mécanismes. En tant que lycéenne, je ne suis pas intéressée par les stéréotypes sociaux présentés dans le feuilleton ». Et d’ajouter : « Ce que je veux voir, c’est une compréhension plus profonde de la raison pour laquelle ces stéréotypes existent. Je veux comprendre pourquoi je ne suis pas heureuse d’aller à l’école, et pourquoi la santé mentale des élèves et des enseignants n’est pas prise en compte ».
Mais pour le sociologue, « même le refus est une forme d’interprétation. L’histoire du casque sur les oreilles révèle la différence des interprétations entre les régions. Ce qui est permis à Tunis n’est pas permis au Kef. Dans les lycées des régions, le contrôle social est plus important, les familles se connaissent ». Et Jouili développe : « Aussi, la seule référence pour ces gamins, c’est leur réalité. La référence pour eux, c’est leur expérience, ça relève du souci de soi. Il considère que ce qui lui ressemble avec exactitude est validé, ce qui ne lui ressemble pas est rejeté. C’est une forme de narcissisme. Freud appelait ça le narcissisme des petites différences. Les spécificités individuelles sont la référence. C’est ensuite l’expérience accumulée qui change l’interprétation ».
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