Nous nous sommes frottés les yeux en voyant, lundi dernier, le post sur la page Facebook du ministère des Affaires culturelles pour vérifier que ce n’était pas une hallucination due au bad trip qui ne voulait pas finir dans le secteur du cinéma.
Mais non, c’est vrai, c’est bien l’annonce officielle du retour des Journées Cinématographiques de Carthage pour 2023. Alors qu’il avait été décidé en novembre 2022 d’en faire une biennale sans tapis rouge.
Formules cache-misère
Au bout d’une décennie, nous nous sommes habitués au lexique et formules illusoires des communiqués du ministère des Affaires culturelles. Étant donné qu’il s’agit de culture, les symboles et les hyperboles sont généralement tolérés. La politique culturelle en Tunisie a sa propre novlangue, un mélange du vocabulaire de Winnie l’ourson et de la Corée du nord et des slogans d’auto-célébration. Dans son communiqué du 10 avril annonçant le retour des JCC pour 2023, on a eu droit à « le festival prendra un nouveau départ en adoptant une conception bien étudiée et inspirée du succès des meilleures éditions précédentes » ou encore « une édition exceptionnelle coïncidant avec la célébration du centenaire de la naissance du cinéma tunisien ».
Que veut dire concrètement « un nouveau départ » et « conception bien étudiée » ? Comment serait-ce possible en 7 mois, avec un secteur divisé et sans équipe, de faire une édition « exceptionnelle » ? C’est simple ! Réduire le festival en faisant dans le local, programmer en majorité des films tunisiens en prétextant la symbolique des cent ans du cinéma tunisien et présenter cela comme une coïncidence. Ensuite, prendre en photo des réunions sérieuses où il y a un power point et des visages méditatifs pour illustrer le “bien étudié”. Enfin, constituer une commission qui s’appelle le « Comité pour la réforme du secteur cinématographique », qui travaille sur – roulement de tambour- des réformes pour sauver le secteur. Il faut définitivement le dire comme un constat irrévocable : on connaît cette équation de communication politique par cœur et on n’y croit plus.
Dans les faits, cette édition 2023 sera organisée en sprint, dans une ambiance générale nauséabonde, avec une programmation qui donnera des airs de festival d’artisanat et de poterie à l’avenue Habib Bourguiba, le tout sous couvert de « célébration du centenaire du cinéma tunisien ».
La ministre de la Culture Hayet Guettat Guermazi s’est voulue rassurante en affirmant qu’il y aura « plus d’ouverture sur le cinéma international ». Encore un slogan. En 2022, nous avions déploré une programmation internationale très moyenne par rapport aux autres festivals de la région. À sept mois de l’événement, comment se dérouleront les négociations pour obtenir des films en avant-première ? Sachant que les appels des films devront être lancés en mai.
Ce bricolage est un coup grave porté à la réputation du festival. Règle n°1: un festival de cinéma n’est rien sans une excellente réputation internationale. Or la réputation des JCC est en train d’être massacrée. Et il faudra beaucoup de temps et d’efforts pour réparer le mal qui a été causé. On sait déjà que l’éventuel (le) prochain(e) ministre appellera des noms prestigieux à la rescousse pour aller frapper aux portes des partenaires internationauxet leur dire : « non mais on a changé, cette fois c’est la bonne ». Ce ne sont pas des déclarations à la presse ou sur les réseaux sociaux qui décrédibilisent un pays, ce sont ses résultats.
Crise au comité de réforme
Feriez-vous confiance à un nutritionniste obèse ? Non. Feriez-vous confiance à une commission de réforme qui à deux mois d’existence vire déjà un de ces membres, en l’occurrence le producteur Mohamed Ali Ben Hamra ? Le communiqué invoque pour motif une « divulgation d’informations internes ». Suite à cela, s’est déclenchée une énième bataille médiatique entre le ministère et un groupe de professionnels. Bataille qui n’intéresse plus vraiment les médias fatigués des querelles entre syndicats, entre professionnels et perdus dans les détails technico-administratifs du secteur. Des faits et discours qui écrasent jour après jour un secteur qui tirait encore son épingle du jeu, quelques années auparavant.
Cette division semble faire la force d’un ministère des Affaires culturelles affichant des velléités messianiques. Ainsi, s’est-il donné pour mission de mettre de l’ordre dans ce secteur chaotique. Mais qui crée le chaos finalement ? Une ministre décrite comme isolée et très hostile aux critiques ? Le Centre National du Cinéma et de l’Image (CNCI), décrit par un jeune producteur comme étant un bureau de la recette des Finances servant tout juste à signer les contrats et encaisser l’argent des subventions ? Ou est-ce encore la multiplication des syndicats ? Cette aura has been qui colle à la peau de la culture et des administrateurs qui y travaillent ? Ou les petits intérêts qui bloquent des réformes urgentes ? C’est tout ça à la fois. Un millefeuille de coupables dont le nappage amer est l’édition 2023 des JCC. Et ce sont les festivaliers qui boufferont ce millefeuille en novembre.
Et le cinéaste dans tout ça…
On ne verra jamais une foule faite d’auteurs, de réalisateurs, de techniciens et autres pros crier ‘‘dégage’’ au milieu de la cité de la boule. Et c’est compréhensible. Faire un film, payer son loyer, résister à la dépression nerveuse sont en soi des tâches prenantes. Cependant, les JCC ont toujours été un rendez-vous particulier pour tout ce beau monde, même pour ceux qui le critiquent vivement. Les JCC, c’est à la fois les nuits sans fin, des rencontres, des aspirations, des interrogations. Le jeune DOP qui veut décrocher son premier court métrage. Moussa Touré qui est encore là, toujours là. Le catalogue épuisé. Passe à l’Africa, on boit un verre. Mais Kechiche, il vient ou il ne vient pas? Le réalisateur qui cherche une coproduction étrangère parce que sans ça, son film crèvera au bout de trois festivals de catégorie B dont tout le monde s’en fout, sauf ses proches sur Facebook. Rencontre, opportunité, réseaux, trilinguisme. C’est l’économie, c’est le réseau, c’est la culture.
Les JCC ne sont pas qu’un festival de cinéma destiné à divertir le peuple. C’est aussi et surtout un événement phare pour les cinéastes. Mais le ministère, obsédé par le contrôle, ne parait pas saisir l’ADN du monde du cinéma. Au point qu’il profite de la fragmentation régnante, au lieu de travailler à unir, soutenir et réformer les lois. Alors le choix qui s’offre n’est-il pas celui de s’opposer d’une seule voix ou de se taire à jamais ?
Très pertinent