Ce sont quelques mots qui ont remis la question économique au centre du débat politique. Après s’être recueilli le 6 avril sur la tombe de son prédécesseur Habib Bourguiba, Kais Saied a accepté de répondre aux questions des journalistes venus couvrir la commémoration de la mort du premier président tunisien. Interrogé sur le sort des négociations avec le Fonds monétaire international, l’actuel résident de Carthage rejette avec force les injonctions de l’institution washingtonienne : « S’agissant du FMI, les diktats provenant de l’étranger et qui ne mènent qu’à davantage d’appauvrissement sont inacceptables » avant de proposer à ses concitoyens de « compter sur eux-mêmes ».

Regarder vers l’est ?

Aussitôt cette position rendue publique, des personnalités et groupes se réclamant du « 25 juillet » ont multiplié les déclarations poussant les autorités à sortir de l’escarcelle occidentale. Il s’agit de trouver des alternatives au FMI, en regardant davantage vers l’est. Très vite, un acronyme va s’imposer dans les débats : les BRICS. Cette réunion de cinq pays organise des rencontres annuelles, à l’instar du G7, visant à renforcer la coopération économique entre les membres du groupe. Fondée en 2009 par le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, elle s’est ouverte à l’Afrique du Sud en 2011. Comptant dans ses rangs les principales économies dites émergentes, le produit intérieur brut de ses membres vient de dépasser pour la première fois celui des pays du G7.

Cette performance semble accélérer la volonté de ce groupement d’être une alternative aux institutions dominées par les Occidentaux (FMI, OCDE…). Cela passe notamment par la remise en cause de la puissance du dollar américain. C’est ainsi que la Chine et la Russie ont augmenté le volume de leurs échanges en yuan, la monnaie chinoise est d’ailleurs passée devant le billet vert à la bourse de Moscou. Ces bouleversements historiques ont d’ailleurs encouragé des pays comme l’Algérie à demander l’intégration dans l’espace des BRICS. C’est sans doute cet élément qui a poussé les proches du régime à souhaiterque Tunis emboîte le pas à sa grande sœur.

Au-delà des déclarations caricaturales des soutiens du régime, affirmant que le FMI aurait accepté leur requête d’assouplir les conditions du prêt pour la Tunisie ou que les pays des BRICS aient décidé d’admettre le pays en leur sein, cette séquence est riche en renseignements. En effet, elle révèle des divergences au sein même de l’exécutif entre un gouvernement poursuivant sur la voie de ses prédécesseurs et un président dont la conception de l’économie est radicalement différente et repose sur des présupposés discutables.

La question du FMI

Dès la fin juillet 2021, bien avant la nomination du gouvernement de Najla Bouden, Kais Saied charge Sihem Boughdiri Namsia de gérer le ministère des Finances. Celle-ci reprend les discussions avec le FMI. L’hypothèse phare de la loi de Finances de 2021 repose sur l’obtention d’un prêt auprès du Fonds, prélude à d’autres emprunts bilatéraux. La loi comporte des éléments exigés par l’institution de Bretton Woods comme l’accélération de la réduction des subventions sur le carburant. En dépit de l’accord technique trouvé en octobre entre les deux parties, le cas tunisien est « déprogrammé » de l’ordre du jour du FMI en décembre. Cela n’empêche pas que la loi de finances de 2023 suive à nouveau les préconisations du fonds en ciblant la fin des subventions sur les hydrocarbures avant la fin de l’année et prévoyant le réduction d’un tiers de la compensation alimentaire.

Rappelons que les lois de finances qui revêtent la forme de décret-loi depuis le 25 juillet 2021 sont signées par le président de la République. Par ailleurs, un conseil ministériel a acté la réforme du cadre juridique relatif aux entreprises publiques mais, à ce jour, aucun décret-loi n’est venu concrétiser cette autre demande du FMI. Le ministre de l’économie, Samir Saied, a encore déclaré en décembrequ’il n’y avait aucune alternative à la conclusion d’un accord avec l’institution washingtonienne. D’ailleurs, ce dernier s’est rendu, en compagnie du gouverneur de la Banque centrale, dans la capitale américaine pour assister aux « réunions du printemps » avec le FMI et la Banque mondiale. Ce déplacement intervient après les propos du chef de l’Etat.

Il faut dire que du côté de Carthage, la tonalité est bien différente. Kais Saied, qui n’a jamais fait mystère de son peu d’intérêt pour la chose économique, estime que la Tunisie a les moyens de s’en sortir sans aide extérieure, a fortiori occidentale. Une idée fondamentale guide sa conception de l’économie : le pays serait riche s’il n’y avait pas la corruption. Dès décembre 2020, il a créé une commission pour restituer les fonds détournés par l’ancien régime et dissimulés dans des banques étrangères. Mais cette initiative a été entreprise trop tard : un pays comme la Suisse, où dort possiblement une partie de cet argent, ne peut geler les fonds au-delà d’une durée de dix ans.

Les dadas Saiediens

Quand il prend les pleins pouvoirs après le 25 juillet 2021, Saied a deux chevaux de bataille en matière économique : lutter contre la contrebande et la spéculation d’une part, et restituer l’argent volé. Nous avons déjà vu les premiers résultats de la lutte contre la spéculation (Cf. Nawaat Magazine « le nouvel ordre Saiedien »). S’agissant de l’argent détourné, Saied a commencé par insinuer que l’ancien ministre des Finances du gouvernement Mechichi, Ali Koôli, est « parti avec la caisse ». Il a ensuite commandité un audit des dettes contractées durant la décennie postrévolutionnaire pour débusquer d’éventuelles rétrocommissions empochées par les gouvernants de la Tunisie entre 2011 et 2022. Les autorités ont refusé de rendre publiques les conclusions de ce travail. Etant donné qu’aucune communication politique n’a eu lieu visant « ceux qui ont pillé le pays » et qu’aucune action judiciaire n’a été entreprise, il semble difficile que ce travail ait été concluant.

Mais l’élément phare de cette théorie est sans nul doute la réconciliation pénale. Ce projet, que porte Saied depuis 2012, a été transformé en décret-loi le 20 mars 2022 et considéré par le chef de l’Etat comme un élément important de la « vraie indépendance du pays ». Le principe repose sur les conclusions de la Commission nationale d’investigationsur la corruption et la malversation, dite Commission Abdelfattah Amor.

Le rapport met en avant les différents mécanismes qui ont permis aux proches de l’ancien régime de s’enrichir (emplois fictifs, prêts toxiques sans garantie…). Il s’agit plus d’un manque à gagner pour l’Etat que de fonds détournés et c’est là le malentendu fondateur de la pensée Saiedienne. Si le rapport ne propose aucun chiffrage précis pour ce manque à gagner, Saied s’appuie sur une estimation du ministre des Domaines de l’Etat, Salim Ben Hmidane. Celui qui a occupé ce poste entre décembre 2011 et janvier 2014 a avancé le chiffre de 13,5 milliards de dinars. Saied a alors estimé que cette somme était détournée et qu’une somme équivalente est le résultat de la corruption de la « décennie noire ».

Le décret-loi n°2022-13 crée une Commission nationale de la réconciliation pénale et la rattache directement à la présidence de la République.Elle est chargée d’instruire les dossiers de personnes corrompues soit en s’autosaisissant soit à la demande des concernés. L’amnistie est proposée à « toute personne physique ou morale […] qui a accompli des actes pouvant entraîner des infractions économiques et financières » avant 20 mars 2022, qu’elle ait été ou non jugée. Quand les discussions avec le FMI atteignent le point mort en décembre, Saied accélère la mise en place de la commission de la réconciliation pénale et charge ses membres de « rendre l’argent du peuple » dans un délai de six mois. Mais la commission butte sur des considérations d’ordre juridique et surtout d’opportunité : outre que les principaux membres de la famille Ben Ali/Trabelsi soient soit à l’étranger soit décédés, peu de personnes ont intérêt à passer un accord avec l’Etat, d’autant que le délai de dix ans évoqué plus haut est écoulé. Loin de revoir sa stratégie, le président choisit la fuite en avant et limoge le président de la commission, tout en dénonçant les obstacles venant de l’intérieur de l’appareil d’Etat.

Quant aux proches du régime, ils poussent pour des solutions alternatives comme les BRICS, quand ils ne propagent pas des thèses fantaisistes évoquant d’immenses gisements d’hydrocarbures. Cette pensée magique repose sur une paresse intellectuelle. S’agissant des BRICS, si la volonté de proposer une alternative aux systèmes occidentaux est bien réelle, il n’est pas dit que les concurrents de l’est soient des sociétés philanthropiques voulant rompre avec l’ordre néolibéral. Aucun de ces pays n’a accordé le moindre prêt à la Tunisie depuis le 25 juillet 2021. Dans une étude menée par  l’Observatoire tunisien de l’économie, il est rappelé que le CRA (mécanisme des BRICS se veut être une alternative au système de Bretton-Wood) conditionne 70% de la part réservée à chaque pays à des réformes négociées avec le FMI.

Alors que le pays s’enlise dans la crise économique, l’exécutif est tiraillé entre un gouvernement poursuivant sur la voie austéritaire et un président proposant des solutions non-étudiées promettant des lendemains qui chantent et portant une vision complotiste de l’économie. Dans tous les cas de figure, la facture sera payée par le peuple, pierre angulaire du projet Saiedien.