Une usine apparait à quelques kilomètres de l’entrée de Gabès. Un monstre de tôle et de métal au milieu d’un terrain vague. Le soleil tape fort. Pour Tripoli, c’est à droite, indique un panneau de signalisation. Pas loin, une Isuzu D-max fait le plein de carburant clandestin. L’atmosphère à la Mad Max nous ferait presque oublier qu’un festival est sur le point d’être inauguré dans “la ville dormante”, comme la qualifie le chauffeur du bus. Bienvenue à la cinquième édition du festival Gabes Cinéma Fen. Avec au catalogue 34 films toutes sections confondues, 11 films de réalité virtuelle, 15 œuvres vidéos, en plus des workshops, débats et performances.
Décentraliser, c’est émanciper
C’est au centre universitaire d’animation culturelle que nous rencontrons Fatma Cherif, la directrice du festival. Le centre dispose d’une salle de cinéma, la seule pour cette édition, ainsi qu’une autre pour la section VR. Des étudiants gabésiens formés à la billetterie sont aux guichets. Certains y sont depuis deux ou trois éditions. D’autres sont chargés de l’accueil. Fatma Cherif est très occupée. Mais nous garderons d’elle deux images. En train de placer des chaises à l’ombre lors du premier panel “cinéma et minorité”, et discutant au port avec un pêcheur, non de cinéma, mais de l’état du pays et de Kais Saied.
« La question de la décentralisation est au cœur de notre démarche. Il ne s’agissait pas seulement de l’existence d’un festival, mais de faire en sorte que des jeunes de Gabès deviennent des acteurs dans le champ culturel tunisien. L’objectif n’est pas totalement atteint. Mais nous avons déjà formé beaucoup de jeunes à Gabès. Ils travaillent aujourd’hui aux JCC ou au Festival de Hammamet. Toute notre couverture de communication est assurée par Malek, qui avait commencé avec nous dans l’équipe à la première édition. Aujourd’hui, elle a sa propre agence de communication et travaille comme prestataire pour Gabes Cinéma Fen. Il s’agit pour nous de réalisations socio-économiques et politiques cohérente avec notre démarche », nous raconte Fatma Cherif.
Images postcoloniales
La sélection des films reflète l’ADN idéologique du festival. Et en l’occurrence, elle est assez exceptionnelle par son ouverture et sa richesse. Une programmation concoctée par le directeur artistique Ikbal Zalila, qui écrit dans son édito: « le cinéma qui nous représente est minoritaire et délibérément situé dans les marges du cinéma dominant. De par sa propension à l’hybridation et à l’expérimentation, il est rétif aux classifications traditionnelles imposées par le marché ».
On retiendra des films comme “Dirty, difficult, dangerous” de Wissam Charaf, “The tedious tour of M” de Hend Bakr, “Géologie de la séparation” de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi ou encore “After the end of the world” de Nadim Mishlawi.
La directrice du festival Fatma Cherif explique la démarche :
Le contenu est créé par un groupe s’inscrivant dans le courant postcolonial de l’image. Il faut avoir pleinement conscience que les premières images qui ont été faites sur nous, ne nous appartiennent pas. Les images qui circulent sur nous on ne les a pas choisies. C’est le marché occidental qui décide du marché du cinéma et de l’art et de ce qui circule dans le monde arabe. Nous, on ne peut pas entrer en concurrence avec ça. Mais ce qui est important, c’est d’exister par nous-même. C’est à dire ne plus être enfermé dans des cases ou des sujets. C’est pour cela qu’il y a du cinéma, de l’art vidéo et du VR. C’est tout le questionnement sur l’Image et la représentation de soi.
Au-delà du cinéma, la réalité virtuelle
A la section Virtual Reality (VR) du festival, ça se bouscule. Il faut attendre son tour pour découvrir l’une des œuvres sélectionnées par Mohamed Arbi Soualhia. Son émerveillement parait intarissable quand il évoque cette technologie. Parmi les œuvres proposées, trois ont été réalisées par des étudiants de l’Institut supérieur des arts et métiers de Gabès (IsamG) lors de workshops. Au menu des thèmes qui leur tiennent à cœur, la pollution dans ”The last paradise”, le mal être dans ”Un jour nouveau” et le passé dans ”Dawri”.
Hamdi Rabeh, assistant du directeur artistique, prend en charge les visiteurs. L’histoire de Hamdi confirme que le festival de Gabès mérite de continuer. C’est à la première édition qu’il a découvert le VR. Il a investi dans du matériel et a réalisé son propre film de réalité virtuelle. Aujourd’hui, c’est lui qui conseille. On plonge d’abord dans ”From the main square” de Pedro Harres, primé à Venise Immersive. Ce film interactif raconte l’histoire d’un monde où différentes communautés coexistent en paix. Puis c’est la guerre, et l’effondrement. On sentirait presque la poussière des explosions. En s’immergeant dans le taïwanais ”The Man who couldn’t leave”, on découvre que les larmes peuvent couler même sous un casque VR.
Libérer la pensée pour libérer l’image
L’hôtel Oasis apparaît comme the place to be Durant le festival. Un hôtel datant des années 70’s que le jeune réceptionniste qualifie de vieillissant. Réalisateurs, producteurs, critiques, et journalistes, s’y bousculent. On y voit Tunis, mais aussi le Caire, Alger, Paris, Beyrouth et même Mexico… Vous tomberez sur une réalisatrice cherchant la connexion wifi pour envoyer son projet avant la deadline. Elle parle de son prochain long métrage, son laptop sur les genoux. C’est Ishtar Yasin Gutierrez. «Le prochain je le produis toute seule avec une amie. Je n’en peux plus de ces fonds», lâche-t-elle. La même plainte résonne partout. On retrouve un peu une forme de spontanéité qui s’est perdue dans les dédales des gros festivals.
Sur ce point, Fatma Cherif déclare : « ce que je veux pour ce festival, c’est qu’il ne grandisse pas, qu’il reste comme ça ». Mais elle n’est pas la seule à défendre ce format. Ici, la pensée est plus libre. On parle des films, mais surtout de la manière dont on filme et raconte le monde, avec ses conflits et ses changements. Comment échapper aux pièges de l’industrie et de la domination? La pensée est là pour faire face au cynisme pragmatique de l’industrie, des décideurs de l’image et de l’actualité. Et c’est dès la production que ces questions se posent. Et elles ne relèvent pas exclusivement de la créativité. Le festival a d’ailleurs organisé plusieurs débats à ce sujet. Mais c’est aussi par les débats sauvages, au bar Franco, qu’on ressort avec des indices sur le courant du moment. Des discussions sur l’arabité, sur les critères de sélection dans les festivals de classe A, sur l’intersection du cinéma avec l’art contemporain, sur ce qui est vrai et ce qui estracoleur, sur l’accès au savoir et à la technique. Les questionnements fusent. Comment raconter cette région sans devenir un cliché, sur les termes « MENA », « Sud », « Femme », « Syrie », « Liban », « Révolution ». Comment ces concepts nous échappentalors qu’ils nous appartiennent.
On rentre de ce festival en souhaitant qu’il préserve sa cohérence et son indépendance. Gabes Cinema Fen n’a de sens que par son pas de côté franchi pour explorer les champs du possible hors circuit. On souhaiterait qu’il y ait plus de festivaliers et que l’articulation avec la population s’enracine. Mais pour cela, il faut du temps et des moyens. Au-delà de l’idéologie, Fatma Cherif parle de la fragilité du modèle économique en termes d’indépendance. En retirant sa subvention, le ministère des Affaires culturelles livre le festival aux bailleurs de fonds étrangers qui le soumettront à un agenda politique susceptible de le dénaturer. Or la diversité des financeurs est aussi une garantie d’équilibre.
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