Le contraste est saisissant. Sur la route qui relie la ville de Medenine, au petit village de Ferjaniya, les paysages semblent brûlés par la sécheresse. Mais plus nous approchons de notre point d’arrivée et plus le dégradé de jaune se transforme en dégradé de vert. Si bien que nous nous sommes demandés si nous étions toujours dans le sud du pays. Abdelkrim, agriculteur de père en fils, nous attend devant son café. Rien n’indique qu’il s’agit d’un café, d’ailleurs. Si ce n’est les quelques chaises en plastiques posées devant l’établissement. « A quoi bon ? C’est le seul café du village ! », ironise notre hôte. Il est encore tôt, mais déjà les va et vient ne cessent de se multiplier et le téléphone d’Abdelkrim de sonner. « Je suis en train d’organiser une rencontre autour des semences de pastèques avec d’autres agriculteurs de la région du Sahel », dit-il en terminant son énième appel. Des sacs en propylène sont déposés devant le café, un tracteur passe, puis un deuxième.

Des petits groupes de trois ou quatre personnes se forment ici et là. Le café d’Abdelkrim est un lieu incontournable pour les villageois qui prennent des nouvelles, échangent et se donnent conseils. « Avant de commencer le travail agricole nous nous retrouvons ici. C’est devenu un rituel depuis que j’ai ouvert la café il y a un an », remarque-t-il. Alors que le café grouillait de monde, les bruits ont cessé, presque d’un seul coup. Et chacun a rejoint son exploitation. Dans ce petit village, il y a près de 80 agriculteurs. « C’est nous qui alimentons tout le gouvernorat de Medenine », lance un retardataire. Ce sont essentiellement des parcelles qui ne dépassent pas 5 hectares et qui sont gérées entre les membres d’une même famille. A l’échelle nationale, ces petites exploitations représentent près de 55% des terres agricoles.

Des semences locales transmises de père en fils

Nous rejoignons alors la ferme de deux frères, Jamel et Houcine, à quelques kilomètres du café. Accroupi à l’extrémité de sa parcelle, Jamel prépare des bottes de menthe. « Cette botte, elle me coûte 80 millimes, je la vends à 100 ou 150 millimes aux intermédiaires, et elle est vendue entre 300 et 400 millimes sur le marché », note cet agriculteur qui s’inquiète pour l’avenir de ses enfants. « Nous sommes agriculteurs depuis plusieurs générations. Mais je crains que l’ont soit les derniers ! ».

Pourtant, Ferjaniya a une particularité : il s’agit d’un des seuls villages à utiliser exclusivement des semences paysannes, à l’exception des graines de blettes. « Pour une raison presque mystérieuse, nous n’avons jamais introduit de semences hybrides. Les semences que nous utilisons proviennent de nos ancêtres », explique Abdelkrim. Ainsi, à chaque récolte, une partie est réservée à la reproduction des semences. C’est ainsi depuis toujours. Autant pour l’arboriculture, que le maraichage ou encore la culture céréalière.

Si ce village a échappé aux semences de blé améliorées, massivement importées dans les années 80, la tentation n’est jamais loin. Pourtant, ces dernières, importées du Mexique, sont nettement moins résistantes aux maladies fongiques que les semences locales, et s’adaptent mal au climat et à la sécheresse. Pour preuve, dans le nord-ouest, les tiges de blé dépassant la taille d’un homme ne sont plus qu’un lointain souvenir. Et d’années en années, la production ne cesse de baisser. Mais à Ferjaniya, l’abondance est au rendez-vous. Alors qu’à l’échelle nationale, en raison de la sécheresse, la récolte céréalière devrait plafonner à 200 ou 250.000 tonnes, contre 750.000 l’an dernier. Des alternatives s’imposent. Revenir aux semences locales en est une. Abdelkrim frotte des épis entre ses paumes et montre les graines qui s’en détachent. « Elle est là notre richesse, dans ces graines qui ont plus de 100 ans ! », s’exclame le quadragénaire dont l’enthousiasme agace Jamel. « Nous sommes fiers de nos pratiques agricoles mais la réalité est très difficile car les conditions ne sont plus les mêmes. L’Etat nous a oubliés. Et les agriculteurs sont en train de disparaître au profit d’exploitants agricoles », regrette Jamel. « J’ai moi-même dû utiliser des pesticides cette année, sinon c’est toute ma récolte qui allait y passer », poursuit-il le regard hagard. Pesticide, traduit en dialecte tunisien par « دواء »,  médicament. Et cela veut tout dire.

Lutter contre les pesticides

Abdelkrim a plutôt fait le choix de la purée d’orties, des feuilles de tabac trempées dans de l’eau, ou de la chaux, comme alternatives aux engrais chimiques. « Chaque fois que j’ai une difficulté, je vais voir les anciens, ceux qui n’ont connu ni DAP, ni ammonitre ». Mais il reconnaît qu’il faut beaucoup de patience et d’autres sources de revenus pour pouvoir pratiquer une agriculture sans machines, sans pesticides et sans impacts environnementaux. En effet, il n’y a pas de circuit de commercialisation spécifiques pour les fruits et légumes qu’il cultive. « Je vends au même prix ma récolte, qui a pourtant un cycle beaucoup plus long que celui du conventionnel ». Pire : les intermédiaires ont tendance à choisir les produits les plus beaux, or ceux d’Abdelkrim sont souvent « hors-normes, trop petits, avec des tâches ou une couleur pas assez vives ». Un gâchis dans la mesure où ils sont parfaitement consommables et bien plus sains que les fruits et légumes traités. Mais la loi du marché est toujours plus forte.

Malgré son optimisme naturel, Abdelkrim est soucieux et craint que les conditions socio-économiques n’obligent les agriculteurs à généraliser l’utilisation des pesticides. Il observe déjà des pratiques alarmantes, notamment le non-respect du délai entre la pulvérisation de produits chimiques et la récolte, ou encore l’utilisation de produits interdit en Europe, mais aussi en Tunisie. Des fruits et légumes impropres à la consommation qu’on retrouvera sur les étals des marchés. Il tente tant bien que mal de sensibiliser les agriculteurs aux risques sur la santé et l’environnement :

ces produits chimiques sont des solutions à court terme ! Avec nos semences locales et les pratiques agricoles héritées de nos ancêtres, nous pourrons défier les aléas climatiques et les maladies.

Et le terrain le prouve. Partout, des oliviers centenaires avec une belle floraison, là où dans d’autres villages, les « oliviers espagnols » qui ont à peine dix ans sont en souffrances. « Ces nouvelles variétés ont bouleversé tout l’écosystème du monde agricole », déplore Abdelkrim. Les semences hybrides, des graines sélectionnées artificiellement, ne peuvent pas se reproduire d’une saison à l’autre, et sont dépendantes de tout un package de produits à hauts risques.

Selon le Ministère de l’Agriculture, 700 sortes de pesticides sont homologuées[1]. Mais selon un rapport réalisé par l’Association de l’éducation environnementale pour les futures générations (Aeefg), en collaboration avec le Réseau international pour l’élimination des polluants (Ipen), plus de 30 pesticides continuent à être homologués alors qu’ils ont été interdits en Europe. Pour Abdelkrim, c’est tout un système auquel il faut renoncer : « en acceptant les semences hybrides, les agriculteurs ont accepté une nouvelle forme de colonisation. Aujourd’hui, il faut retrouver à tout prix notre souveraineté alimentaire ». Pour lui, l’histoire de Ferjaniya devrait servir d’exemple. « Regardez ces plants de pastèques : ce sont des semences locales qui vont demander en moyenne 75 litres d’eau par pastèque, alors que celles issues de semences hybrides vont en consommer 1500 », poursuit-il. Jamel semble sceptique. S’il arrive à utiliser de façon modérée les pesticides, il semble peut convaincu par le discours d’Abdelkrim. Figé dans le présent, il exige des solutions immédiates. « Ne me parle pas de résultats dans 2 ou 5 ans, moi c’est aujourd’hui que je suffoque ! », lance t-il. « Tu t’en sors mieux que les autres agriculteurs qui usent et abusent des produits chimiques ! », répond Abdelkrim.

Dialogue de sourds. Jamel ramasse alors son sac en propylène et poursuit son travail. Mais très rapidement, la conversation reprend. « Ce que dit Abdelkrim est vrai, mais c’est théorique. Tout ne doit pas reposer sur nos épaules. Nous sommes seuls : quand allons-nous entendre la souffrance des petits agriculteurs ? ». De retour au café, il n’y a plus âme qui vive. Pour les villageois, c’est l’heure sacrée de la sieste. Dans un silence de plomb, Abdelkrim nous montre des dizaines et des dizaines de petits sacs sur lesquels sont écrits à la main des noms de variétés de fruits et légumes. Tomate, melon, pastèque, piment ou encore courgettes. « C’est mon trésor », murmure-t-il.


[1] Liste des produits pesticides à usage agricole homologués. Version actualisée 08 juin 2022.