Perchés sur une colline de Mohamedia, à 20 km de Tunis, les vestiges du palais d’Ahmed Bey témoignent, depuis près de deux siècles, de la folle obsession du dixième bey husseinite : celle de construire un palais semblable au château de Versailles. Un rêve pour lequel il ne cessa de s’endetter, au point de vider les caisses de l’Etat, accélérant l’avènement de l’occupation française –désignée chez nous par euphémisme de protectorat.
En 1897, la Revue Tunisienne a évoqué l’effet de la visite effectuée par Ahmed Bey en France en 1846, et sa fascination pour le château de Versailles, érigé loin du centre de Paris. On y lit notamment : « Dans l’esprit d’Ahmed Bey, sa création devait non seulement éclipser le Bardo, mais encore rivaliser de grandeur et d’éclat avec le Palais de Versailles qui semble avoir fasciné le souverain tunisien ». Ibn Abi Dhiaf nous rapporte que pour satisfaire son ambition, le Bey a dû reprendre la propriété qu’il avait accordée à son ministre, Mustapha Khaznadar en ces lieux. « Lorsqu’il s’en empara, le Bey la prit comme « ribat » pour ses soldat et y construisit les belles et grandes constructions que l’on y voit et il dépensa pour cela bien des revenus de la Régence. Il accordait tellement d’attention à la Mohamedia qu’il s’intéressait à peine à autre chose. Il a encouragé les notables de son gouvernement à y bâtir des maisons en permettant aux gens du peuple de le faire également. Il les aida même au point qu’on l’accusa d’exagération. (…) Alors que La Mohamedia n’était guère appréciée en ce temps-là. »
Interrogé par Nawaat, Habib Azizi, professeur d’histoire et spécialiste de l’histoire contemporaine de la Tunisie, affirme que le palais de la Mohamedia avait été construit avant qu’Ahmed Bey ne soit intronisé, pour succéder à Mustapha Bey. Le chercheur ajoute qu’après sa visite à Paris, à la fin des années 1840, Ahmed Bey a été impressionné par la splendeur du château de Versailles, au point d’ordonner de construire des extensions au palais de la Mohamedia pour en faire une copie de l’édifice royal français. « Ahmed Bey, explique Habib Azizi, se plaisait bien dans le palais de la Mohamedia pour deux raisons : d’abord, parce qu’il était obsédé par sa santé et craignait d’être touché par l’une des épidémies qui sévissaient en Tunisie tout au long du XIXe siècle. Alors, il a choisi de vivre dans ce palais où il triait ses visiteurs. La deuxième raison, poursuit le chercheur, est que, selon un récit de son oncle maternel et ministre des Affaires étrangères, Joseph Raffo, Ahmed Bey avait un faible pour les siens, et le palais de la Mohamedia, isolé et loin des regards, paraissait être l’endroit idoine pour qu’il puisse vivre librement, à l’abri des regards. »
Chef-d’œuvre au prix exorbitant
La façade de ce qui reste du palais d’Ahmed Bey conserve les caractéristiques de l’architecture européenne. Et il est difficile de deviner ce qu’était celle de l’édifice, entouré des ruines d’une clôture. Mais, le chercheur Jacques Revault a décrit le palais avec précision dans un essai intitulé : Palais et résidence d’été de la région de Tunis, XVI et XIX siècles. Il écrit :
La façade principale de la srãya adopte naturellement le style occidental que le Bey désirait obtenir de ses architectes et entrepreneurs européens. Modernisation que toute la Cour s’empressa d’imiter. Au-dessous de l’alignement des fenêtres surmonté d’un fronton, s’ouvre la porte cochère de la remise du carrosse beylical, dans une archivolte cintrée encadrée de marbre, que flanquent deux œils-de-bœuf verticaux.
L’auteur poursuit : « Dans la façade postérieure, tournée à l’Ouest, une porte à linteau droit permettait d’accéder au hall d’entrée (driba) avec antichambre et escalier conduisant aux appartements. Les deux autres côtés du palais sont partagés entre huit pièces identiques et indépendantes s’ouvrant par autant de portes semblables. Chacune de ces pièces comprend deux petites chambres que sépare un couloir transversal. Une telle disposition correspondait, semble-t-il, à l’installation des bureaux administratifs que le souverain désirait avoir auprès de lui. La ruine de l’ancienne construction ne laisse plus debout que les murs et les arcs de soutènement (…) »
L’architecture du palais a conservé certaines spécificités locales. Mais Ahmed Pacha Bey a veillé à l’orner de l’intérieur avec du marbre italien de Carrare, très onéreux, et le lambrisser de faïence importée de Naples et des meubles modernes, des lustres et des miroirs de Venise. Avant l’intronisation d’Ahmed Bey, le palais de la Mohamedia, également connu sous le nom de palais de la Salahia, était une résidence d’été pour les beys qui l’avaient précédé. Cependant, il est devenu une résidence presque permanente pour Ahmed Bey, qui a fixé des règles strictes lors de son séjour, interdisant à toute personne de sa suite, y compris les plus hauts responsables, de s’absenter de la Mohamedia.
De l’imitation à la débâcle
Après la mort d’Ahmed Bey, le palais est tombé en ruines. Son successeur, Mohamed Bey, souhaitant résider dans un autre palais, a décidé de tout transférer de la Mohamedia à sa résidence de La Marsa, y compris la céramique et le marbre. Revault rapporte que Mohamed Bey avait non seulement ordonné la fermeture de la ville de Mohamedia, mais a également donné l’ordre de procéder au déménagement complet de tous les objets transportables, dont notamment le mobilier, les tentures, les poteries et les marbres. On ne laissa que les pierres des édifices, leur démolition se révélant trop coûteuse.
Le Bey qui succéda à Ahmed Pacha Bey ne conserva aucune caractéristique du palais, même si les travaux d’agrandissement et de modernisation se poursuivirent jusqu’après la mort d’Ahmed Bey, au milieu du XIXe siècle. Le palais d’Ahmed Bey est resté témoin de l’une des pires périodes qu’ait connue la Tunisie dans son histoire contemporaine. Ainsi, cet édifice fut l’un des paris perdus d’Ahmed Bey, du fait notamment que cela l’amena à vider les caisses de l’Etat et à s’endetter pour construire une école militaire et une usine de construction navale dans la ville de Ghar El-Melh. Sans compter les efforts de modernisation de l’armée, qui se sont soldés par un échec. Incapable de payer ses dettes, la Tunisie sera vite occupée par la France. Habib Azizi explique, à ce propos : « En fait, le palais de la Mohamedia n’a pas été une cause directe de la faillite financière de la Tunisie à l’époque. Ahmed Bey s’appuyait sur une politique de modernisation qui dépassait les revenus de l’Etat. Aussi, poursuivait-il son ambition de bâtir une force militaire, sans tenir compte de ce qu’il y avait dans les caisses, et il a même acheté des navires endommagés. »
Tradition de la dilapidation des deniers publics
Ahmed Ibn Abi Dhiaf décrit dans Al-Ittihaf comment le palais de la Mohamedia est tombé en ruines après que Mohamed Bey eut tout transféré dans son palais de La Marsa. Il écrit : «Le Bey affectionnait bien les ruines, à l’instar de la plupart des souverains qui s’échinaient à effacer toute trace de ceux qui les ont précédés ». La même propension qu’ont, en fait, tous ceux qui ont gouverné la Tunisie, après son indépendance, à estomper l’héritage de leurs prédécesseurs, de Bourguiba à l’actuel président, Kais Saied, en passant par Ben Ali et les dirigeants post-14 janvier 2011.
Ibn Abi Dhiaf décrit la situation du pays durant la seconde moitié du XIXe siècle comme une période de banqueroute, résultant de l’obsession d’Ahmed Bey de reproduire le modèle des armées occidentales, avec des dépenses dépassant de loin les moyens de la Régence. Ce qui a incité le Bey à introduire de nouveaux impôts qui accablaient les sujets du Royaume. Cette politique fiscale abusive deviendra, d’ailleurs, un axe fondamental dans les budgets adoptés par les gouvernements successifs au fil des décennies. Le budget actuel, par exemple, tire environ quatre-vingts pour cent de ses recettes des impôts, à l’heure où Kais Saied cherche à atteindre l’autosuffisance et à renoncer à l’endettement extérieur, en recourant à l’emprunt auprès des banques locales. Une option qu’il inscrit dans le cadre de ce qu’il qualifie de réforme économique basée principalement sur un nouveau modèle d’investissement s’appuyant sur des sociétés communautés qui se heurtent elles-mêmes à d’innombrables entraves juridiques et procédurales.
Au final, l’élan réformateur d’Ahmed Pacha Bey a fini par aggraver la crise économique qui a ravagé le pays, pour en faire une proie facile pour les puissances coloniales. Au fil des siècles, l’obstination à faire primer les lubies politique des dirigeants sur les dynamiques économiques n’a fait qu’entrainer la Tunisie dans des sauts vers l’inconnu, dont seul le peuple tunisien paie les conséquences.
La folie des grandeurs d’Ahmed Bey n’est qu’un exemple de la décadence de la dynastie des Otthomans et du manque de compétance et de maturité politiques pour pouvoir gouverner et diriger un pays. D’ailleurs il n’est pas le seul,il n’en est qu’un exemple,à part quelques rares exceptions. Pour satisfaire ses chimères ,rêvant être à la hauteur des rois francais, il voulait les imiter dans leur grandeur et leur luxe,sacrifiant égoistement “son” pays et son peuple. au fond ce Bey ,en lui-même fut une ruine à tout point de vue.
il ressemble tellement au Palais de Versailles, qu’on se demande si ce dernier n’a pas été copié sur Mohammadia …