Haytham Jarboui : Nesrine, tu es née à Sfax et tu es maître-assistante à l’Institut supérieur des langues de Tunis. Tu es docteure ès lettres françaises. Tu as travaillé sur une autrice remarquable, Louise Michel. Peux-tu rapidement nous présenter la problématique de ta thèse pour établir des points de discussion lors de ce dialogue ?
Nesrine Boukadi Jallouli : Effectivement, j’ai travaillé sur Louise Michel. L’intitulé de ma thèse est « Écriture du moi, écriture de l’Histoire dans les Mémoires de Louise Michel ». Elle a été dirigée par Madame la professeure Hedia Abdelkefi et soutenue en 2015, à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba.
Dans ma thèse, j’ai exploré la manière dont l’écriture du Moi et l’écriture de l’Histoire s’interpénètrent dans l’espace d’une même œuvre littéraire. Plus concrètement, quelles traces de soi laisse-t-on affleurer dans des écrits historico-politiques et inversement ? Comment le politique et le social trouvent-ils leur place et leurs expressions dans les Mémoires ?
H.J : Je pense que cette thèse a eu sa continuité dans tes recherches universitaires. Ce créneau académique a certainement exercé une influence sur ta production littéraire et sur ton premier roman autour duquel tourne cet entretien.
Ton roman s’intitule …Comme si de rien n’était. Ce titre est précédé de trois points de suspension. Ce nom de baptême est original par sa construction, et tu m’as fait savoir qu’il existe un autre portant le même titre.
N.J.B : Oui, exactement. Dernièrement, Barbara Abel, une écrivaine belge, a publié son roman Comme si de rien n’était, et les deux ont été publiés au même mois de la même année. Comme quoi, le hasard fait parfois bien les choses. J’ai contacté l’autrice et nous avons échangé nos livres pour découvrir mutuellement nos expériences et histoires.
H.J : C’est fascinant de savoir combien un titre peut être porteur de significations et comment il peut bâtir des ponts entre les écrivains.
N.J.B : Exactement. Quand je l’ai contactée, j’ai cherché à comprendre comment elle avait abordé cette expression. Le titre est aussi accrocheur et inspirant que provocateur.
H.J : J’ai cherché en fait à interpréter ce titre, …Comme si de rien n’était. C’est un titre qui a ses résonances et ses échos dans le roman. En le lisant, j’ai compté quatre ou cinq occurrences de l’expression « Comme si de rien n’était ». Cela a été une grande surprise. Je me suis dit, voilà, je ne vais pas chercher loin. Cette expression est déjà présente dans le texte.
N.J.B : Exactement. Je t’avoue qu’au départ, mon texte ne portait pas ce titre. J’ai pensé à « Ghanja », j’ai pensé de même à « La Cité Bourguiba », etc. Mais, en relisant mon texte après l’avoir écrit, j’ai remarqué que cette expression semblait le rythmer. Comme tu l’as bien dit, elle revient cinq fois, tel un refrain ponctuant les épisodes de vies que j’ai racontés. À la fin, j’ai réalisé que … Comme si de rien n’était est le titre qui correspondait le mieux à mon récit, particulièrement avec la fin.
H. J : Dans …Comme si de rien n’était, nous rencontrons un personnage dont la présence est fugitive et évanescente au tout début de votre roman. Ce personnage serait-il la clé du roman ?
N.J. B : Oui, tu parles de l’institutrice de la Cité, Fethia Houas Boukadi. Je te remercie de m’offrir l’occasion de parler d’elle. Je la considère comme une figure emblématique et symbolique de la Cité Bourguiba. Certes, mon opinion est subjective, car il s’agit de ma mère, mais cela reste très authentique. Elle était connue de tous les habitants et a enseigné à presque tous les enfants de la Cité. Elle était aimée et chérie de tous. Je pense que la description lui est vraiment fidèle. Ceux qui la connaissaient ont beaucoup apprécié le passage descriptif qui la concernait. Ainsi, j’ai voulu lui rendre hommage à travers mon texte. En réalité, les lecteurs se demandaient où elle allait intervenir, et finalement, ils l’ont retrouvée à la fin. Cela a été surprenant, car j’ai réussi à capter leur attention et avisé leur curiosité.
H. J : Le lecteur est aussi interpellé par la structure de ton roman qui comporte sept chapitres – comme le nombre des portes de la Médina de Sfax –, et en plusieurs parties relativement courtes. Cette fragmentation et cette écriture « brachylogique », ou scénarisée ne nous laissent pas indifférents.
N.J.B : Pour le choix de la structure du texte, bien que j’apprécie ce chiffre, il n’a pas été intentionnel. J’ai tenté de répertorier les épisodes et les chapitres pour éviter que les lecteurs ne se perdent dans l’oscillation entre le passé et le présent. J’ai soumis le texte à une amie pour recueillir son point de vue. À ma grande surprise, elle m’a confié qu’elle l’avait transmis à son mari, réalisateur. Elle m’a dit que c’était un texte très intéressant, qui pourrait faire l’objet d’un feuilleton ou d’un film. Cette idée m’a interpellée.
Maintenant que tu le mentionnes différemment, je pense que cela pourrait effectivement se prêter à un beau scénario, surtout qu’il aborde plusieurs sujets qui nous touchent particulièrement. Les différents épisodes s’imbriquent dans l’intrigue principale, à savoir l’histoire d’amour entre Adib et Ghanja. À travers ces épisodes, je ne cherche pas uniquement à étoffer le texte, mais à offrir une perspective sur le passé. Chaque chapitre évoque un épisode.
H.J : En choisissant Sfax comme cadre spatial de ta fiction, tu as inévitablement évoqué en moi le souvenir du romancier Georges Khaïat, natif de cette ville, qui a immortalisé sa jeunesse à travers son œuvre Sfax… Ma jeunesse (Sud Éditions, 1997). Je suis animé par une vive curiosité et aimerais connaître les raisons qui t’ont conduit à fictionnaliser Sfax dans ton récit.
N.J.B : J’ai choisi de parler de Sfax pour plusieurs raisons. D’abord, pour écrire son premier roman, on part souvent de son cadre familier, qu’on connaît le mieux, qu’on connaît le plus. On part donc de sa propre expérience, de son propre vécu, de son propre passé, et de ses souvenirs enfouis. Ensuite, j’ai choisi Sfax pour donner une dimension authentique et vivante à mon récit, le rendant ainsi plus crédible. Donc, l’intégration de ma ville natale était un choix émotionnellement chargé et stratégique.
H.J : Il est évident que cette entreprise d’écriture repose sur des motivations profondes et personnelles. Quelles forces intérieures ou expériences marquantes t’ont incitée à donner vie à cette œuvre ?
N.J.B : Les deux premières pages de mon roman, inspirées de la réalité, offrent un aperçu de la genèse de mon projet d’écriture. Elles dépeignent les origines et les inspirations qui ont façonné mon cheminement créatif. En effet, la scène décrite dans mon texte s’est réellement produite.
J’étais chez mes parents et, fidèle à mes anciennes habitudes, j’ai préparé mon café, que j’adore, le Nescafé, et me suis rendue à la plage. Une fois arrivée, je me suis retrouvée face à un paysage désolant. À la place de la plage et de la mer, s’étendent désormais des milliers de mètres carrés de sable. C’était la conséquence d’un projet appelé « Taparura », tant attendu par les Sfaxiens. J’étais un peu écœurée. De retour chez moi le soir, j’ai entamé l’écriture.
H.J : En évoquant l’épisode du café, je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec la célèbre scène de la madeleine dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Cette réminiscence littéraire est-elle venue à ton esprit lors de l’écriture des premières pages ? J’aimerais beaucoup savoir si cette référence a influencé ta démarche narrative et, si oui, comment elle s’est intégrée dans ton processus créatif.
N.J.B : Pour être honnête, je n’y avais pas pensé avant d’avoir écrit mon texte. En le relisant, j’ai réalisé que le café avait été le catalyseur qui a réanimé mes souvenirs et inspiré mon texte. C’est un peu comme la madeleine de Proust trempée dans le thé, faisant revivre les souvenirs passés. Ainsi, ces analogies ne m’ont frappée qu’après coup.
H. J : Puisque le roman est d’inspiration personnelle, du vécu, existe-t-il une certaine affinité entre l’autrice empirique – qui est toi – et la narratrice et dans quelle « case » générique peut-on classer …Comme si de rien n’était ?
N.J.B : C’est une autofiction. En effet, l’autofiction est un genre littéraire où l’auteur utilise des éléments autobiographiques pour construire une œuvre de fiction. L’écrivain explore et exploite des événements de sa propre vie, des expériences personnelles et des émotions, mais il les transforme et les réarrange pour créer une histoire narrative.
L’autofiction brouille les frontières entre la réalité et la fiction. En fait, il y a une question qui demeure hautement problématique : pour comprendre l’œuvre, est-il nécessaire de connaître la vie de l’auteur ou peut-on la lire indépendamment de ses antécédents biographiques ?
Les critiques eux-mêmes ne sont pas d’accord, comme Roland Barthes, Jean-Paul Sartre, Jacques Derrida, etc. Alors, pour te répondre, là, dans mon texte, le lecteur pourrait aborder mon texte avec ou sans connaissance préalable de ma vie. Les personnages sont inspirés de personnes réelles certes, mais il y a quand même une histoire fictive inventée de bout en bout. Il s’agit bien de l’histoire d’amour de Ghanja et d’Adib.
H. J : Nous avons déjà parlé du personnage de l’instructrice à qui tu rends un hommage des plus beaux. Ghanja serait-elle le personnage principal et qu’en est-il des autres personnages dont la présence m’a paru équilibrée, ou du moins égalitaire ?
N.J.B : Alors, est-elle le personnage principal ? Je dirais qu’il y a de nombreuses nuances à apporter à cette question. Elle n’est pas le personnage principal à proprement parler. Peut-être conviendrait-il de dire qu’il y a un tronc principal du récit, autour duquel s’articule l’histoire d’amour entre Ghanja et Adib, sur laquelle viennent se greffer divers épisodes : le passé de Néjia, la mère de Ghanja ; l’épisode de la levure ; celui de la toison de Boudour ; et surtout, l’épisode des cueilleuses de coquillages.
À mes yeux, tous ces personnages sont principaux. Ainsi, l’histoire d’amour entre Ghanja et Adib met en scène deux jeunes gens : Adib, un jeune pêcheur, archétype du jeune homme choyé par la vie, et Ghanja, une étudiante, largement favorisée par la nature et véritable icône de la beauté féminine. Tous deux tombent amoureux. Cependant, ils appartiennent à des milieux sociaux véritablement différents. Tous deux issus de la Cité Bourguiba, un milieu que l’on pourrait qualifier de populaire, ils présentent des parcours divergents : Adib a échoué dans son cursus scolaire, tandis que Ghanja poursuit des études universitaires.
À l’époque, cette situation était perçue comme une fatalité inacceptable dans leur milieu contraignant, qui ne tolère pas ce genre de relation. Malgré cela, ils succombent à la fougue de la jeunesse, à la beauté et au désir, propres à leur âge, 20 et 22 ans. Ils vivent pleinement leur relation amoureuse, sans se soucier de savoir s’ils ont tort ou raison. Hélas, la réalité est implacable : dès le départ, cet amour était voué à l’échec, d’autant plus que la société avait son mot à dire sur ce type de relation.
H. J : La fiction sert également d’espace critique à l’égard des phénomènes des années quatre-vingt-dix – dont certains ne faisant pas l’objet de discours critiques – et qui continuent à persister jusqu’à maintenant dans la société. Je parle de la misogynie, des troubles d’apprentissage, de l’immigration clandestine.
Cela constitue également une critique de la société, laquelle se montrait intolérante à l’idée qu’une étudiante puisse épouser un jeune pêcheur. D’autant plus que ce dernier rencontrait de multiples difficultés : non seulement il avait échoué dans sa scolarité, mais il souffrait de dyslexie, bégayait, avait du mal à articuler les mots aisément et était affligé de tics, un phénomène malheureusement de plus en plus répandu chez les jeunes aujourd’hui. Au fond, la fiction est aussi un hommage vibrant aux femmes, en particulier à celles évoluant dans des milieux précaires et qui, malgré les épreuves et les tourments de la vie, tentent de se frayer un chemin.
Parmi ces femmes, j’évoque notamment les cueilleuses de coquillages, celles qui vivotent d’emploi en emploi, travaillent à la demande et montent ce que j’ai qualifié de « camions de la mort » pour subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. Le désir de changement n’est pas exclusif aux femmes, mais à toute une génération qui cherche un ailleurs, un Eldorado, et qui n’hésite pas à prendre le large pour rejoindre l’autre côté de la méditerranée, risquant outrageusement leur vie.
J’ai vécu cette situation de manière récurrente, car les tentatives étaient fréquentes et j’étais habituée au déroulement de la fin. Ainsi, je m’étais accoutumée à ce genre de scène, où les tentatives échouaient. Nous nous retrouvions alors face à la mer, à contempler les vagues et autres spectacles naturels. Cependant, il ne s’agissait pas d’un éclairage particulier sur ce milieu. Nous vivions dans un cadre contraignant, où les us et coutumes étaient strictement observés. Malgré cela, certains jeunes aspiraient au changement.
À cette époque, l’image de l’ailleurs, véhiculée par la télévision, les magazines, et autres médias, faisait rêver les jeunes filles. Elles aspiraient aux changements. Malheureusement, elles se percevaient méritantes non par leur instruction, mais par leur seule beauté, considérée comme le garant de leur ascension sociale. Elles ambitionnaient de gravir rapidement les échelons de l’échelle sociale, celui de la richesse et du succès, parce qu’ils étaient bien enracinés dans leurs convictions.
Le cas de Néjia est un exemple notoire des inconvénients de la disgrâce dans la mesure où son destin a été déterminé et rythmé par son apparence. Son père, après avoir rompu les liens, a abandonné le cordon ombilical qui les unissait, coupant toute relation avec sa fille. Il estimait qu’elle ne pouvait rien hériter de lui, qu’elle était indigne et que l’héritage ne convenait qu’aux garçons. Par conséquent, il l’a privée de tout, et même la richesse de son père n’a pas pu épargner ses malheurs.
H.J : On est en quelque sorte frappé par la brièveté et par le style lapidaire du roman. Cette esthétique s’inscrit dans un mouvement que je qualifie d’hypermoderne, puisqu’il est en concordance avec l’esprit de la société, avec tout ce que cela implique en termes de vitesse. S’agit-il d’une préférence ou d’une stratégie ?
N.J.B : Je plaide en faveur d’une écriture qui ne s’étire pas indûment, ainsi que pour des romans d’une longueur mesurée. En effet, il convient de considérer que le lecteur contemporain diffère grandement de celui d’autrefois. Le lecteur contemporain est influencé par un environnement technologique et culturel qui façonne sa manière de lire. Il est désormais habitué à l’information instantanée et rapide. Il est crucial de prendre cela en considération.
De plus, ce lecteur ne me connaît pas, et pour éviter de l’ennuyer tout en cherchant à susciter son intérêt et à l’inviter à découvrir mon histoire, j’ai choisi de ne pas écrire un long roman. Aujourd’hui, il est impossible d’écrire à la manière de Balzac ou de Flaubert, et il est essentiel de garder cela à l’esprit.
Pour cette histoire, j’ai opté pour un style avec des phrases souvent élaguées et resserrées, parfois courtes, afin de rendre la scène plus dynamique. Les descriptions ne s’étendent pas sur des pages entières. Je pense avoir réussi à transposer fidèlement les images, les tableaux et les personnages. La description est certes détaillée, mais elle n’a pas besoin d’être ample pour éviter de créer des romans-fleuves, car de nos jours, on ne peut plus en parler.
Cette approche donne une certaine véhémence, un certain rythme. Le passé composé, le passé simple et l’imparfait sont utilisés, en essayant d’éviter les modes et les temps trop conventionnels. À travers ce passé simple, j’ai vraiment voulu montrer l’action. Aujourd’hui, dans les romans des années 2000, on trouve presque exclusivement le présent et le passé composé. Concernant la longueur, il me semble que si le dernier chapitre du roman est amplifié, cela pourrait devenir excessif. On ne peut pas tout dire, et je laisse ainsi au lecteur la possibilité d’imaginer, étant donné que c’est lui qui va compléter l’histoire par son imagination. Son rôle est aussi important que le mien.
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