Les conséquences catastrophiques des incendies ne sont pas seulement environnementales, mais sont aussi économiques, au regard de l’hémorragie financière qui en résulte, et sociales, du fait que près d’un million d’habitants des zones forestières sont menacés dans leurs moyens de subsistance. En face, et malgré les conseils ministériels périodiques que tiennent les différents départements concernés par la question, l’Etat semble toujours incapable de juguler ce fléau qui s’aggrave d’année en année.

A l’approche des canicules annuelles, le spectre des feux de forêt hante à nouveau les habitants des zones forestières qui ne se sont pas encore remis des ravages des flammes qui avaient consumé des centaines, et parfois des milliers, d’hectares le long de la bande forestière, à l’ouest et au nord du pays. Des incendies qui menacent les villages et les hameaux disséminés dans le pourtour des forêts, et épuisent les équipes de la Protection civile, lesquelles avaient eu besoin d’un soutien logistique externe pour pouvoir circonscrire quelques foyers d’incendie qui se sont déclarés à des moments marqués par la canicule, des vents forts et une grande sécheresse.

Un cauchemar qui s’étend d’année en année

Les unités de la Protection civile ont enregistré 693 feux de forêt au cours de l’été 2023. Ce chiffre n’est pas une exception. Les différentes données publiées par l’Institut national de la statistique (INS) ou par la Direction générale des forêts (DGF) révèlent une hausse du nombre d’incendies et l’ampleur des zones touchées au cours de la dernière décennie. Le nombre d’incendies est passé, ainsi, de 400 en 2012 à 458 en 2021. Quant aux zones affectées, elles se sont étendues de 2 400 hectares à 25 808 hectares au cours de la même période.

Les dommages ne touchent pas uniquement la filière des céréales ou des récoltes qui, en 2019 par exemple, avait enregistré une perte de 1,2 million de dinars, mais incluent également toutes les forêts qui s’étendent du gouvernorat de Bizerte, à l’extrême nord du pays, en passant par le gouvernorat de Beja et le Kef, dans le nord-ouest, ainsi que d’autres gouvernorats du centre et du nord-est. Il faut savoir aussi que cette zone, qui s’étend sur environ 4,5 millions d’hectares, soit 34% de la superficie globale du pays, abrite près d’un million de citoyens et de citoyennes et constitue leur plus importante source de revenus. Selon les données de la Protection civile, 50 incendies enregistrés au cours de l’été 2023 ont détruit 1 777,65 hectares.

Cela dit, l’Etat s’avère incapable d’enrayer cette montée des incendies ou de réparer les dégâts qui en résultent, notamment dans les forêts. Ainsi, parallèlement à l’expansion des surfaces ravagées chaque année par les incendies, les campagnes de reboisement des forêts ont connu une forte baisse entre les années 2009 et 2017, passant de 11 249 hectares à 2 601 hectares. Quant à la structure chargée principalement de préserver le couvert végétal, elle semble incapable d’accomplir sa tâche, en raison du manque de moyens et de la réticence des autorités à y remédier. La Direction générale des forêts souffre d’un déficit important d’effectif, qui s’élève actuellement à 7 500 gardes forestiers, alors que le nombre requis est de 13 300, ce qui rend chaque agent responsable de 2 000 hectares.

En plus du manque d’effectif, il y a le phénomène de vieillissement qui s’accentue au sein de cette administration, notamment chez les hommes de terrain. S’y ajoute le problème de non-indemnisation des retraités depuis l’arrêt des affectations dans la Fonction publique, comme le prévoit la Loi de finances de 2016. Autres handicaps qui freinent l’essor du secteur : l’absence d’initiation à l’utilisation des moyens de communication modernes et l’absence d’un statut pour les gardes forestiers qui, en plus, ne bénéficient pas de protection, ni de soins gratuits en cas de blessure dans l’exercice de leur fonction. S’agissant du niveau d’efficacité de la lutte contre les incendies après leur déclenchement, le Rapport annuel de performance mission de l’agriculture et des ressources en eau et de la pêche de l’année 2022, mentionne plusieurs obstacles, dont le plus important est la difficulté de coordination, en matière de lutte contre les incendies, entre les éléments de la Protection civile, le Comité national de lutte contre les catastrophes et les services régionaux. A cela s’ajoute le manque de moyens humains, notamment en matière de techniciens, de pompiers et de conducteurs d’engins. Les insuffisances ne se limitent pas au seul facteur humain, puisque le ministère se plaint d’un manque d’engins, tels que les pelleteuses, les bulldozers ou encore les porte-engins. L’on se plaint également des fonds limités qui sont annuellement alloués pour achever les travaux de prévention des incendies et d’infrastructure, de la vétusté du réseau de communication actuel, toujours en panne, et enfin de l’impossibilité d’intervention dans les zones militaires fermées, ce qui facilite la propagation du feu dans les zones environnantes.

Août 2023, gouvernorat de Jendouba. Les ruines d’une maison de compagne dans la région de Maloula, après la vague d’incendies de l’été 2023 – Seif Kousani

Source d’appauvrissement

Moins visible que les dommages que subit l’environnement, l’impact économique des incendies de forêt n’en est pas moins dramatique, compte tenu des richesses insoupçonnées et des rendements importants que procure le couvert forestier. Celui-ci fournit 14 % du PIB agricole, 1,4 % du PIB national et 14 % des économies d’énergie. Les chiffres nous révèlent que les revenus forestiers annuels s’élèvent à environ 20 millions de dinars, dont 10 à 15 millions de dinars sous forme de revenus directs entrant dans le Trésor public. Ces revenus proviennent principalement des différentes espèces de bois, dont la production s’élève à environ 177 m3 de bois récoltés pour l’année 2021, en plus des plantes forestières spontanées médicinales et aromatiques qui sont réparties sur une superficie de​​ 409 000 hectares, plaçant la Tunisie au 32ème rang mondial dans l’exportation d’huiles végétales, rapportant annuellement plus de 30 millions de dinars. 

Il faut savoir que les pertes occasionnées par les incendies sur la surface d’un seul hectare oscillent entre 20 et 50 000 dinars, et que le reboisement d’une forêt coûte environ 9 000 dinars. Sachant qu’il faut 20 ans pour que les arbres se régénèrent après les incendies.

Ces données illustrent l’importance du rendement économique qu’apportent les forêts à l’Etat et aux habitants des zones forestières, dont la plupart vivent dans la précarité et sont, chaque année, privés d’une source de revenus supplémentaire avec chaque hectare brûlé.

Les chiffres que nous avons pu vérifier au niveau de certaines délégations, où l’activité économique est quasi-exclusivement liée aux forêts, sont encore plus frappants. Par exemple, le taux de pauvreté à Sejnane (gouvernorat de Bizerte) atteint 39,9%. Dans la délégation de Nefza (gouvernorat de Béja) et à Ain Draham (gouvernorat de Jendouba), il est, respectivement, de 37,7% et 27,2%. Les taux ne diffèrent pas trop dans le reste des délégations adjacentes aux forêts, où vit 9% de la population tunisienne globale, dont les souffrances sont aggravées par les incendies et l’incurie de l’Etat.

Pour avoir un éclairage sur les conséquences économiques des incendies de forêt, Nawaat a contacté M. Ali Mastouri, patron de la société Sanabel Al-Chamel de l’économie sociale et solidaire, qui fait partie d’un projet d’écotourisme reposant sur l’élevage de chèvres laitières et la transformation du fromage dans la région du Cap Negro, relevant de la délégation Nefza dans le gouvernorat de Béja.

Se référant à un rapport publié par la Direction régionale des forêts de Béja, notre interlocuteur souligne l’étendue et l’importance du couvert forestier dans le gouvernorat. Ainsi, explique-t-il, les forêts s’étendent sur une superficie estimée à 110 000 hectares, ce qui représente 30 % de la superficie totale du gouvernorat et 9% de la superficie forestière au niveau national. A noter aussi que 60% des forêts sont concentrées dans le nord du gouvernorat, plus précisément dans les délégations d’Amdoun et de Nefza, et riches d’un couvert végétal varié, composé principalement de chêne-liège, de pins d’Alep, de noisetiers, d’eucalyptus et d’acacias, en plus de vastes surfaces estimées à 63 000 hectares de maquis, de buissons et de terres forestières. Tous ces produits rapportent au budget général de l’Etat, une valeur de 1,5 million de dinars, sous forme de recettes directes.

Une population entre deux feux

Notre interlocuteur souligne que cette richesse forestière constitue une source de subsistance pour les populations locales, estimée à environ 80 000 personnes, en leur fournissant 15 millions d’unités fourragères pour le bétail qu’ils élèvent. Aussi, cette richesse emploie-t-elle environ 2 500 ouvriers dans la récolte du liège, en plus du développement de l’écotourisme au cours des dernières années, qui génère, à son tour, de nouveaux postes d’emploi pour la population. Et d’ajouter :

Lorsque les incendies dévastent des dizaines d’hectares chaque année, l’activité économique de la région s’en trouve gravement affectée, surtout pour les éleveurs qui perdent ainsi des pâturages gratuits qui leur épargnent les coûts d’aliments concentrés et leur permettent d’engranger de petits profits supplémentaires. Idem pour les récolteurs de liège, de pin ou d’autres produits forestiers, qui se retrouvent chaque année, carbonisés, provoquant une grave hémorragie économique pour une catégorie déjà assez vulnérable.

Ali Mastouri

Interrogé sur la présence et le rôle de l’Etat face aux incendies, Ali Mastouri répond que les autorités ignorent ou feignent d’ignorer l’ampleur du désastre qui frappe les habitants des forêts, et se contentent de promesses ou d’indemnisations en nature en cas de catastrophe. Il cite comme exemple le projet dit de paysages forestiers [1], qui n’a pas avancé d’un iota depuis son annonce officielle le 5 octobre 2018. Notre interlocuteur rappelle, à ce propos, que le gouvernement de Youssef Chahed avait alors généreusement distribué des promesses aux habitants des forêts, mais n’en avait jamais tenu aucune. Il souligne que le sentiment de frustration pousse parfois certains habitants de ces zones à protester de manière violente, en allumant des feux dans leurs propres forêts. C’est d’ailleurs l’une des causes des incendies, en plus du facteur climatique et des cas de négligence.

Toutes ces richesses dont regorge la bande occidentale du pays, en proie à des incendies d’origine criminelle ou climatique, partent en fumée chaque année, en raison de l’incapacité de l’Etat à protéger ce levier économique et à en valoriser le potentiel, laissant les populations locales entre deux feux : celui des incendies dévastateurs, d’une part, et celui d’une pauvreté rampante d’autre part.


[1] Le projet de gestion intégrée des paysages dans les zones les moins développées de Tunisie, dit «Projet de paysages forestiers», a été officiellement lancé le 5 octobre 2018. Des ressources ont été mobilisées pour couvrir son coût, estimé à 269 millions de dinars, grâce à un prêt de la Banque mondiale d’un montant de 227 millions de dinars et de 42 millions de dinars en autofinancement. Le projet repose sur une philosophie visant à réaliser le principe d’intégration entre les systèmes agricole, forestier et pastoral dans les régions prioritaires couvrant huit gouvernorats, à savoir Bizerte, Béja, Jendouba, Siliana, Kasserine, Sidi Bouzid, Kef et Kairouan, comprenant 18 délégations et 25 unités s’étendant sur 400 000 hectares.

Inscrivez-vous

à notre newsletter

pour ne rien rater de nawaat

iThere are no comments

Add yours

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *