« Je le dis tout haut au monde entier : nous ne nous inclinerons que devant Dieu Tout-Puissant. Dans le Coran, il n’y a aucune sourate qui porte le nom du Fonds monétaire international ! » Cette phrase a été l’un des moments forts de la visite du chef de l’Etat, Kais Saied, à Redeyef, le 13 juin 2023. Certes, il n’y a pas de sourate dans le Coran qui s’appelle “Fonds monétaire international”, mais, il n’y a pas non plus de sourate intitulée “Banque européenne d’investissement”, “Banque africaine de développement” ou autre institution financière internationale. Or Kais Saied a fait des récentes négociations avec le FMI un leitmotiv dans sa campagne électorale anticipée, et un exutoire pour étaler son souverainisme et son protectionnisme à tous crins. Alors que son staff se démenait, durant deux ans, pour frapper aux portes des banques internationales et quémander à certains pays de nouveaux prêts pour soutenir une économie en crise. Il le faisait dans la discrétion et loin des remontrances du président contre les agences de notation internationales et de ses grandiloquences en public.

Derrière l’écran de fumée du FMI

La guerre verbale lancée par Kais Saied contre le FMI a officiellement commencé au début de l’été 2023. Le président avait alors fait part de ses grandes réserves sur les conditions posées par l’institution de Bretton Woods pour l’octroi d’un nouveau prêt de 1,9 milliard de dollars. Il avait comparé ces conditions à « une allumette qui s’enflamme aux côtés de matériaux hautement explosifs. » Le chef de l’Etat s’était également lancé à l’attaque des agences de notation de crédit, les appelant, dès octobre 2021, à « la nécessité de revoir leurs mécanismes de travail ». En s’adressant à ces agences, il a claironné :

Nous ne sommes pas des élèves, et vous n’êtes pas des professeurs. Tu restes sage, on te donne une bonne note, tu ne restes pas sage, on te donne une mauvaise note !

Kais Saied

Cette croisade est vite mise en avant, chez ses partisans, comme un slogan de souveraineté et une preuve de l’attachement du président à l’indépendance des décisions économiques et financières de la Tunisie, au refus de l’endettement, pour ne compter que sur ses propres forces.

Pendant ce temps, le gouvernement du président poursuivait ce qu’il considérait comme des réformes économiques, qui sont en fait des copies de ce que Saied lui-même appelait «les diktats inacceptables», en décidant de maintenir le gel du recrutement dans le secteur public ou d’imposer un arrêt –qui n’aurait rien à voir avec une levée définitive !- des subventions sur les produits alimentaires de base. On sait que cette procédure a provoqué une grave pénurie d’un certain nombre de produits. Cela s’est traduit par l’aggravation du déficit de la balance commerciale alimentaire, puisque celle-ci a chuté de 64% en novembre 2023 par rapport à la même période, en 2022, en raison de la baisse de la plupart des importations, en termes de coûts, dont particulièrement le blé dur, de 26,6%, le blé tendre, de 22,4%, et les huiles végétales, de 22,7%.

Quant au slogan du «compter-sur-soi», il s’est avéré n’être qu’un tour de passe-passe pour vider les poches des citoyens, en augmentant la pression fiscale[1] de 23,3% en 2021 à 24,9% fin 2023. En plus de poursuivre la politique de l’endettement auprès des banques commerciales, pour atteindre un total de 16,5 milliards de dinars, dont 13 milliards de dinars de prêts sous forme de bons de Trésor, 928 millions de dinars d’emprunts obligataires nationaux et 2,5 milliards de dinars de prêts contractés auprès de différentes banques locales. Sans compter, bien sûr, le faible bilan des projets de développement présidentiels basés principalement sur la réconciliation pénale et les entreprises communautaires.

Cela dit, le gouvernement tunisien n’a cessé de frapper à toutes les portes – à l’exception de celles du FMI- pour obtenir de nouveaux prêts afin de faire face à l’aggravation du déficit budgétaire, qui dépassait les 7% en 2023. Au total, 3,2 milliards de dollars seront mobilisés, entre 2023 et juillet 2024, grâce à des prêts de divers pays et institutions financières internationales.

Selon le Journal officiel, la Tunisie a obtenu des prêts auprès des pays issus de trois continents au cours des deux dernières années. A l’Europe, la Tunisie a emprunté 810,5 millions d’euros, et obtenu, au cours de la même période, 1,620 milliards de dollars auprès d’institutions financières internationales, africaines, arabes et asiatiques.

Par ailleurs, et contrairement à la rhétorique dominante du président refusant l’endettement et appelant à compter sur soi, Kais Saied a approuvé, par arrêtés présidentiels, des emprunts estimés à 1,335 milliard de dollars, avant l’installation du nouveau Parlement au cours des années 2021-22.

Ainsi, le gouvernement tunisien qui rechignait à accepter un prêt de 1,9 milliard du FMI, en a emprunté plus de 3,2 au cours de la même période, en contradiction flagrante avec les slogans destinés à la consommation interne. Mieux, il a continué à suivre la même approche concernant les réformes dites structurelles préconisées par le même FMI.

Arme à double tranchant

La ministre des Finances, Sihem Namsia, a annoncé en grande pompe, le 2 juillet 2024, que la Tunisie avait fini de s’acquitter de tous les services de sa dette intérieure et extérieure pour l’année 2023. Une annonce saisie au vol par le cercle de courtisans du président pour promouvoir le récit de l’extraordinaire succès du système post-25 juillet 2021 pour faire face à la crise économique et financière qui secouait le pays depuis 2011.

Si le remboursement d’environ 2,7 milliards de dollars en 2023 était un événement dont la ministre des Finances et son gouvernement pouvaient s’enorgueillir, cela n’a pu se réaliser que grâce à un endettement massif et à une aggravation accrue des conditions de vie du citoyen tunisien, à travers notamment la pénurie de plusieurs produits de base importés, avec son lot de longues files d’attente et de ruées sur les sacs de riz, de sucre ou de farine.

Pour rembourser les dettes à échéance, on continuait à emprunter en devises, soit auprès des banques locales, soit de l’étranger et, dans une moindre mesure, de l’intérieur. Cette tendance excessive à emprunter auprès des banques locales pour rembourser la dette intérieure de la Tunisie, et gérer ses dépenses, s’est illustrée par la programmation d’emprunts d’un montant de 11,36 milliards de dinars (3,5 milliards de dollars). Mais le gouvernement tunisien n’a réussi à emprunter qu’environ 9,76 milliards de dinars (3,1 milliards de dollars), jusqu’à fin novembre 2023.

Le gouvernement avait prévu d’emprunter 10,56 milliards de dinars (3,2 milliards de dollars) de l’étranger en 2023, mais n’a réussi à emprunter qu’environ 5 milliards de dinars (1,5 milliard de dollars) jusqu’à fin novembre 2023. Cela a bien sûr eu un impact sur l’importation des produits de première nécessité tels que les médicaments, le café, le sucre et les céréales, provoquant des files d’attente devant les boulangeries. L’incapacité du gouvernement à atteindre le niveau d’emprunt fixé dans le budget de l’année dernière (estimé à 11,36 milliards de dinars) est due à la suspension des négociations avec le FMI. Chose qui va empêcher l’accès aux marchés de la dette extérieure dans le cadre des accords bilatéraux ou multilatéraux internationaux, tels que la Banque mondiale, l’Union européenne et d’autres.

Ainsi, la Tunisie a réussi à rembourser ses dettes intérieures et extérieures en 2023, malgré la suspension de l’accord avec le FMI, en raison de la poursuite de la politique d’emprunt à l’interne et à l’externe. Cela a conduit à une augmentation des emprunts externes de 7,6 milliards de dinars (2,4 milliards de dollars) en 2022 à environ 10,5 milliards de dinars (3,2 milliards de dollars) en 2023. Alors que le volume des emprunts internes est passé de 10,5 milliards de dinars (3,2 milliards de dollars) en 2022 à 11,3 milliards de dinars (3,52 milliards de dollars) en 2023. Aussi, le remboursement de la dette extérieure a-t-il eu un impact négatif sur la croissance économique, qui est passée de 1,6 % en 2023 à 0,9 % (contre 1,8% dans les prévisions), en raison de la réduction de l’approvisionnement en matières premières utilisées dans les usines.

Derrière les écrans de fumée discursifs qui vantent le succès de la Tunisie dans le remboursement de ses dettes malgré la rupture des négociations avec le FMI, le tableau apparaît bien sombre sur le plan économique. Divers indicateurs mettent en évidence la dégringolade continue de l’économie et la persistance de cette équation : déficit en hausse et croissance en baisse. Le taux de croissance économique a diminué en 2024 à 0,2%, contre 2% au cours du troisième trimestre 2021. Alors que le dinar tunisien continue à se débattre dans sa crise depuis plus de dix ans : son taux de change par rapport à l’euro a chuté de 3,307 en juin 2021 à 3,365 en juin dernier. Il en va de même, bien que dans une mesure plus grave par rapport au dollar américain, puisque le taux de change a évolué au cours de la même période de 2,821 à 3,115.

Le gouvernement s’est démené pour faire face à ce climat économique détérioré en essayant de juguler le taux d’inflation, qui a atteint 10,4% en mars 2023 avant de retomber à 7,4% en mars 2024. Celui a pu se réaliser au prix fort d’une hausse continue du taux d’intérêt directeur de 6,25% en mars 2021 à 8% en juillet 2024. Cependant, cet «exploit» a eu des répercussions néfastes sur la croissance économique à travers la réduction de la consommation, liée à l’augmentation des échéances de crédits à la consommation et à la baisse des intentions d’investissement, en plus de la hausse du coût des prêts d’investissement. Un bilan qui rappelle des cas de récession économique due à la limitation du cycle économique. Une situation que le président tente de surmonter, à la veille d’une échéance électorale, par des démonstrations publiques, alors qu’il aurait pu la résoudre par un simple coup de téléphone. A croire que la souffrance des Tunisiens est exploitée à des fins électoralistes. La carte du FMI a peut-être été payante pour les partisans de Kaïs Saied et ses laudateurs. Mais si cette manœuvre a évité à la Tunisie d’emprunter 1,9 milliard de dollars, elle n’a pas empêché des va-et-vient incessants à l’étranger pour mendier devant les portes des différentes institutions monétaires internationales.


[1] Source : Institut national de la statistique / Ministère des Finances : Rapport sur le projet de budget de l’Etat pour l’année 2024 / Ministère des Finances : Rapport sur la dette publique. Annexe 7. Projet de loi de Finances 2024.