D’Omar Ibn al Khattab à Carl Schmitt, un patchwork idéologique
Si Saïed s’est appuyé sur le discrédit politique et moral du Parlement de 2019 pour lui ôter sa légitimité, c’est le système parlementaire qu’il rejette en réalité. Il rejoint ainsi la vision qu’a Jean-Jacques Rousseau de la souveraineté populaire. Un classique que l’enseignant de droit public ne peut ignorer.
Comme le rappelle Mouldi Guessoumi, cette notion passe par un contrat social l’instaurant, la loi vue comme l’expression de la volonté du peuple et l’hostilité au régime parlementaire représentatif dans la mesure où le représenté perd sa liberté au moment où il délègue sa volonté à un représentant (Guessoumi, 2023).
C’est sans doute pour cela que Saïed a fustigé le régime de 2014 qui divise le pouvoir entre plusieurs intervenants et qu’il a introduit la notion de révocabilité des élus. Cela dit, tous ces principes ont été bafoués quand Saïed s’est confondu avec le peuple et sa volonté. Il a ainsi exclu le président – disposant de l’essentiel des pouvoirs – du champ de la révocabilité. D’après Guessoumi, Saïed n’a pris chez Rousseau que le refus du parlementarisme (Guessoumi, 2023). Se confondant avec le peuple, il a confondu la volonté populaire avec sa propre volonté.
Réduction des espaces de liberté, retour de la peur
Au niveau des médias mainstream, haut lieu pour les débats politiques depuis 2011, la situation est également préoccupante. Les entreprises publiques ont très vite réduit – voire supprimé – les tribunes offertes aux partis politiques et à l’opposition.
Le 5 juillet 2024, l’agence Tunis Afrique Presse (TAP) a effacé de tous ses sites et réseaux sociaux l’annonce de la candidature de l’ancien ministre Mondher Zenaïdi à l’élection présidentielle. Du côté des médias privés, la situation s’est très vite dégradée. La plupart des télévisions ont fait disparaître leurs talk-shows politiques. Celles qui ont maintenu ces formats ont oscillé entre des critiques de moins en moins virulentes et un alignement progressif sur la volonté du régime.
Plusieurs radios de grande écoute ont opté pour le recrutement de chroniqueurs défendant les positions du président pour les confronter à des voix plus critiques. Comme nous le verrons plus tard, ce choix n’a pas empêché un pouvoir refusant la moindre remise en question de sévir contre ces médias. Le cas de Mosaïque FM permet de montrer la détermination de la saïedie à faire taire les voix dissonantes. Depuis 2011, la station la plus écoutée de Tunisie diffuse Midi Show, premier talk-show politique du pays. Le programme s’est longtemps distingué par une ligne éditoriale critique envers tous les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays.
Prenant le pari de ne pas recruter de chroniqueurs à la solde du pouvoir, le programme a gardé son ADN. En février 2023, les autorités arrêtent Noureddine Boutar, le directeur de la station. Le journaliste est accusé de blanchiment d’argent dans le but de nuire au président de la République. Après près de trois mois de détention et en dépit de l’absence de toute preuve allant dans ce sens, Boutar est relâché par les autorités qui maintiennent leurs accusations, notamment dans l’affaire dite du « complot ».
Bien qu’ayant adouci son positionnement, le programme phare de la station refuse de se transformer en outil de propagande. Mais la pression est trop forte. Fin juin 2024, au prétexte de la grille estivale, tous les animateurs et chroniqueurs de Midi Show prennent une longue pause.
Le présentateur, Elyes Gharbi annonce son départ. Le programme renoue avec une expérience brièvement tentée aux étés 2022 et 2023 : avoir des chroniqueurs alignés sur les positions du régime. Au moment où nous écrivons ces lignes, il est impossible de savoir si les trois principaux talk-shows radiophoniques (sur Mosaïque FM, IFM et Diwan FM) seront de retour à la rentrée, en pleine campagne présidentielle.
Pour le professeur à l’Institut de presse et sciences de l’Information (IPSI), Sadok Hammami, cette situation est le résultat inéluctable du rapport qu’entretient Kaïs Saïed avec les médias. L’universitaire analyse la stratégie présidentielle qui s’est déployée en quatre étapes. Dès son élection en 2019, le chef de l’État a opté pour la désintermédiation. Il a préféré utiliser les réseaux sociaux – essentiellement Facebook – pour s’adresser aux Tunisiens. Il n’a accordé qu’une seule interview à un média local (la télévision nationale). Les éléments transmis aux médias sont montés par la présidence et diffusés sur Internet. Les radios et télévisions sont vues comme de simples courroies de transmission de la parole du chef de l’État. Cela s’inscrit dans la stratégie populiste d’un président s’adressant directement à son peuple.
Afrique, un vent de souverainisme autoritaire
La situation en Tunisie s’inscrit dans un mouvement plus large qui touche plusieurs pays du continent africain. Si chaque cas a ses particularités géopolitiques, nous pouvons trouver des similitudes entre le cas tunisien et d’autres États, en particulier dans la zone du Sahel.
Entre 2021 et 2024, cinq États de cette région font l’objet de putschs militaires : le Burkina Faso, le Mali, le Niger, la Guinée-Conakry et le Gabon. Ces bouleversements politiques ont été plutôt bien accueillis par les populations – au moins au début – et se sont fondés sur un discours souverainiste très critique de la politique néocoloniale de Paris. Pour Michael Pauron, co-animateur du site Afrique XXI, seul le Burkina était dans une phase de transition démocratique, initiée à la chute de Blaise Compaoré.
Au moment du putsch, les militaires ont tenu un discours critique contre le néocolonialisme français, ce qui leur a assuré une adhésion populaire. Aujourd’hui, c’est la lutte contre les djihadistes qui justifie le raidissement du régime. Toutefois, le discours souverainiste continue à être porté. La figure de Thomas Sankara est convoquée pour se légitimer.
Pauron note que ce narratif basé sur la nostalgie de l’ancien président burkinabé, figure emblématique de la révolution tiers-mondiste, est en contradiction avec les actions de la junte. La question migratoire peut également être mobilisée pour imposer un rapport de forces avec l’Occident et assurer la survie des nouveaux régimes.
Michael Pauron cite le cas du Niger où la junte au pouvoir a rouvert la route migratoire passant par la ville d’Agadez. Cette localité, surnommée Porte du désert, était bloquée par l’ancien président Mohamed Bazoum.
Comme en Tunisie, la dérive autoritaire est adossée à un discours souverainiste pointant de réelles situations de déséquilibre Nord-Sud. Les nouvelles autorités proposent aux populations locales de s’engager dans une lutte légitime pour le recouvrement de leur dignité en contrepartie d’un abandon de leurs libertés. La réalité des systèmes de domination et de prédation des forces impérialistes, a fortiori lorsqu’il s’agit de l’ancienne puissance coloniale, rend ces discours audibles.
Le provisoire qui dure
Deux ans après l’entrée en vigueur de la Constitution de 2022, une grande partie de ses institutions n’est toujours pas en place. Les Conseils locaux, régionaux, de district ainsi que le CNRD ne disposent toujours pas du cadre légal qui régit leur fonctionnement. Au moment où nous écrivons ces lignes, les conseils régionaux ont subi deux roulements dans leur composition sans être en mesure de prendre la moindre décision.
En revanche, il se sont avérés très utiles pour collecter les parrainages pour Kaïs Saïed qui a trouvé dans ces structures un très efficace réseau clientéliste. Le nouveau Conseil supérieur de la magistrature n’a toujours pas été érigé et l’ancien a été discrètement débranché. Cela permet à l’exécutif de gérer directement la carrière des juges et donc de les mettre sous pression, ce dont il ne se prive pas.
Enfin, la Cour constitutionnelle, dont le mode de désignation se fait sur des critères d’automaticité, n’est toujours pas en place. En agissant de la sorte, le pouvoir exécutif se prémunit contre toute potentielle censure de ses textes législatifs. D’après de nombreux experts, le très décrié décret-loi 54 serait nécessairement censuré. En outre l’absence de la Cour constitutionnelle est particulièrement préoccupante quand on sait que la Loi fondamentale prévoit que ce soit le président de cette instance qui assure l’intérim en cas de vacance de pouvoir à la tête du pays. Cette situation de statuquo profite au régime en place qui prolonge sans le dire l’état d’exception. Alors qu’un large consensus au sein de la société civile demande l’amendement ou l’abrogation du décret-loi 54, le Bureau du Parlement a refusé, en toute illégalité, d’examiner une proposition de loi dans ce sens. Des députés proches du président ont affirmé que ce texte ne devait pas changer avant l’élection du 6 octobre. On devine aisément pourquoi.
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