Les informations relatives au nombre des corps retrouvés sur les plages tunisiennes sont devenues de simples faits divers. Samedi, 26 octobre, 15 cadavres ont été repêchés sur les plages de Salakta, Chebba et Melloulech (gouvernorat de de Mahdia).
Le porte-parole officiel des tribunaux de Monastir et de Mahdia, Ferid Ben Jha, a indiqué que le parquet de Mahdia avait autorisé les unités de la Garde maritime à ouvrir une information judiciaire sur cette affaire.
Fin septembre, 15 personnes sont mortes, dont des enfants, et 16 sont portées disparues lors du naufrage d’un bateau au large de l’île de Djerba. Ces drames se succèdent et se ressemblent. On compte 342 morts et disparus entre les mois de janvier et mai 2024, selon les statistiques du ministère de l’Intérieur. Ces données ne sont pas détaillées, relève le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).
“Depuis le mois de juin, les autorités tunisiennes refusent de communiquer des informations précises sur les interceptions en mer des embarcations des migrants et sur le nombre des naufragés”, a affirmé Romdhane Ben Amor, porte-parole du FTDES, dans un entretien avec Nawaat.
Cette opacité est aussi à déplorer du côté de l’hôpital universitaire de Sfax qui accueille un grand nombre de morts, ajoute-t-il. Pour recueillir des données, le FTDES est amené désormais à se baser sur les informations autour du nombre des corps rejetés par la mer.
A noter que cette opacité coïncide avec la vague de répression touchant les ONG travaillant auprès des migrants ainsi qu’avec l’arrivée de Khaled Nouri le 26 mai, à la tête du ministère de l’Intérieur. Son prédécesseur à ce poste, Kamel Feki, avait fourni, quelques jours avant son limogeage, des chiffres détaillés sur la migration, lors de son audition par le parlement.
A cette occasion, le ministre sortant a révélé que durant l’année 2023, on a enregistré 1449 morts lors de la traversée de la méditerranée dont une écrasante majorité de migrants (96%). Ce nombre a atteint 342 entre le 1er janvier 2024 et le 15 mai de la même année. Plus de 200 personnes n’ont pas été identifiées. Ledit ministère signale l’augmentation du nombre des cadavres repêchés en mer et la saturation des hôpitaux publics pour les accueillir.
Violations des droits humains passées sous silence
Les drames liés à ces morts et disparus sont la conséquence de la politique de chasse aux migrants employée par les autorités tunisiennes à la suite des discours virulents du président de la République, Kais Saied, à leur égard, dénonce Romdhane Ben Amor.
“Ne pouvant pas retourner dans leur pays, beaucoup d’entre eux se sont précipités à fuir la Tunisie pour rejoindre l’Europe au détriment de leur sécurité, et ce, en acceptant d’être transportés dans des embarcations dangereuses et surchargées”, déplore le porte-parole du FTDES.
Ces embarcations offertes par les passeurs sont en réalité des esquifs construits à la va-vite en métal, contrairement aux longues barques en bois ou les canots pneumatiques. Les esquifs sont nettement moins chers mais beaucoup plus fragiles et instables face aux vagues méditerranéennes.
Les tactiques d’interception en mer de ces embarcations par la Garde maritime tunisienne mettent davantage en danger la vie des migrants, relève le représentant du FTDES. Ces Gardes percutent violemment ces esquifs ou tentent de les déstabiliser en créant volontairement des vagues en mer.
Ce constat est entériné par un rapport accablant d’experts de l’ONU. Dans un communiqué publié le 14 octobre, ces experts ont exprimé leurs préoccupations concernant “les violations des droits humains à l’encontre de migrants, de réfugiés et de victimes de la traite lors d’opérations de recherche, de sauvetage et de transferts vers les zones frontalières”.
“Nous avons reçu des rapports choquants faisant état de manœuvres dangereuses lors de l’interception de migrants, de réfugiés et de demandeurs d’asile en mer, de violences physiques, y compris des coups, des menaces d’utilisation d’armes à feu, l’enlèvement des moteurs et du carburant, et le chavirement des bateaux”, ont-ils alerté.
Ils relèvent qu’entre janvier et juillet 2024, 189 personnes, dont des enfants auraient perdu la vie lors des traversées, dont 265 lors des opérations d’interception en mer et 95 personnes sont portées disparues. Ces dernières pourraient être victimes de disparitions forcées ou d’actes assimilables à des disparitions forcées, soulèvent-ils.
Leurs méthodes d’interception sont les mêmes pour les embarcations contenant des Tunisiens et celles remplies de migrants subsahariens. Reste que ces derniers sont plus vulnérables. Contrairement à la plupart des Tunisiens, ils ne disposent pas de moyens pour être transportés dans des barques en bois ou dans des canots pneumatiques. Sans parler du racisme dont ils font l’objet de la part des passeurs, explique Romdhane Ben Amor.
D’après ce dernier, les Gardes maritimes tunisiens ne disposent pas également de capacités de recherche et de sauvetage en mer. Les cellules régionales de gestion des catastrophes sont “défaillantes”. Les opérations de sauvetage “ne sont pas organisées”. Par conséquent, ce sont le plus souvent les pêcheurs tunisiens qui s’en occupent, ajoute-t-il. Et de déplorer le fait que beaucoup de cadavres gisent longtemps en mer avant d’être repêchés.
Mais les drames ne s’arrêtent pas là. Les mêmes lacunes sont observées par le FTDES concernant le transport et la manipulation des cadavres pour prélever leur ADN et permettre leur identification par leurs familles.
“On revendique depuis des années la création d’une base de données pour identifier plus facilement les cadavres des migrants, pour que leurs proches puissent faire leur deuil. Du côté italien, malgré quelques difficultés, des familles tunisiennes ont pu récupérer les cadavres des leurs. En Tunisie, on ne dispose pas de structures semblables à celles qui se trouvent en Italie”, regrette le représentant du FTDES.
La situation est encore plus catastrophique pour les migrants en Tunisie. Séjournant de manière illégale dans le pays et craignant d’être arrêtés, beaucoup d’entre eux ont peur de se présenter aux autorités tunisiennes pour identifier les corps de leurs proches.
Sachant que ce n’est pas la première fois que les Gardes maritimes sont incriminés, ni qu’on relève cet ensemble de pratiques défaillantes et inhumaines. Mais cette fois-ci, le contexte est différent.
Les scandales se succèdent
En signant “un mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global” avec l’Union européenne en 2023, la Tunisie s’est engagée à lutter contre l’immigration irrégulière moyennant une enveloppe de 105 millions d’euros.
Un ensemble d’aides pour soutenir l’interception maritime des embarcations des migrants se dirigeant vers l’Italie a été octroyé par le gouvernement de Giorgia Meloni en faveur de la Tunisie. Parmi elles, la prise en charge des frais de carburant des unités maritimes tunisiennes pour les années 2024 et 2025. Résultat: 79 635 personnes ont été empêchées de franchir les frontières maritimes tunisiennes en direction de l’espace européen en 2023. Cette année, ce chiffre a atteint 28 147 jusqu’à mai 2024.
Pourtant, Saied a réitéré à maintes reprises que le pays ne jouera pas le rôle de “garde-frontière” de l’Europe. Or ses déclarations sont en totale contradiction avec sa politique en la matière.
Les arrivées par la mer ont spectaculairement chuté depuis le début de l’année. Plus de 43 mille personnes sont arrivées en Italie entre le 1er janvier et le 4 septembre, contre un peu plus de 115 mille lors de la même période en 2023, selon les chiffres du ministère italien de l’Intérieur. Et le gouvernement de Giorgia Meloni s’en félicite. Sa stratégie migratoire est érigée désormais en “modèle” à suivre pour certains partis politiques en Europe.
Leur objectif est clair: aucun migrant ne doit atteindre les côtes européennes. Et c’est à la Tunisie de faire le sale boulot pour y parvenir. Et peu importe les moyens. “Ce qui nous rappelle les accords entre l’UE et la Libye en la matière”, constate Ben Amor. La Libye a été accusée de violations graves de l’intégrité physique et morale des migrants allant jusqu’aux viols et autres formes d’asservissements. Ces pratiques ont fait la Une des médias avant d’être banalisées.
Migrations : Les damnés des frontières
08/04/2024
En Tunisie, le scandale causé par l’enquête du quotidien britannique «The Guardian» ne semble pas remettre en cause les accords entre la Tunisie et l’UE. Ladite enquête a fait état de nombreux cas de violences sexuelles allant jusqu’au viol, que les forces de sécurité auraient commis.
Les experts de l’ONU dénoncent, quant à eux, les violences perpétrées contre les migrants par les agents tunisiens. “Pour ceux qui sont ‘sauvés’ par les garde-côtes, y compris les victimes de la traite, leur situation ne ferait qu’empirer au moment du débarquement dans les ports. Les rapports reçus font état d’allégations de transferts forcés arbitraires vers les frontières avec l’Algérie et la Libye, sans accès à l’aide humanitaire”. Et ce, “sans tenir compte des risques de déshydratation, de malnutrition ou de blessures causées par les coups de soleil”, dénoncent-ils.
Ces informations circulent depuis longtemps. Nawaat a enquêté sur les violences sexuelles ainsi que les conditions du transfert des migrants vers les frontières algériennes.
Suite aux révélations du quotidien britannique, la Commission européenne a réagi et demandé aux autorités tunisiennes d’ouvrir une enquête. “En réalité, l’UE préfère fermer les yeux sur ces transgressions des droits humains. Elle se contente de communiqués et de demandes d’enquêtes, sans remettre en cause ses accords avec la Tunisie”, conclut Romdhane Ben Amor.
Quant à l’Etat tunisien, il semble davantage déterminé à remplir son cahier de charges avec ses partenaires européens qu’à préserver la dignité humaine et la vie des migrants, qu’ils soient tunisiens ou subsahariens.
iThere are no comments
Add yours