L’opacité règne au sein de l’Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA), après l’expiration du mandat de toutes ses structures, à commencer par celui de son actuel président, Samir Majoul. Désormais, la situation de l’organisation suscite de nombreuses interrogations. Le silence total de l’UTICA sur les choix économiques du gouvernement et son incapacité à soutenir ses membres, intrigue les observateurs. Autres temps, autres mœurs. Dire que près d’une décennie auparavant, l’Utica, avait été couronnée le 9 octobre 2015, du prix Nobel de la Paix, aux côtés de l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt), du Conseil de l’Ordre national des avocats de Tunisie et la Ligue tunisienne des droits de l’homme, pour son « soutien à la transition démocratique en Tunisie et le sauvetage du pays d’une crise certaine par l’organisation du dialogue national ».

Aujourd’hui, après avoir dépassé de près de deux ans les délais pour la tenue de son 17e congrès général, l’UTICA parait toujours incapable de s’expliquer sur l’absence d’un processus de renouvellement des structures, devant aboutir à l’élection d’un nouveau bureau exécutif et d’un nouveau président. Alors même que ses adhérents, dont notamment les hommes d’affaires, subissent des pressions de la part du pouvoir politique et du président de la République. Ils sont accusés d’avoir amassé leurs fortunes grâce au « pillage des ressources du peuple ».

Or, face aux condamnations prononcées à l’encontre de plus en plus d’hommes d’affaires, dont certains ont écopé de peines d’emprisonnement, l’appareil que dirige Samir Majoul se claquemure dans un silence qui devient aujourd’hui insoutenable. Ce dernier est clairement accusé par une grande partie de ses partisans d’être à l’origine de la paralysie de leur organisation et d’avoir, surtout, permis au pouvoir de la soumettre à des formes de chantage. 

A rappeler que le mandat de l’actuel bureau exécutif de l’UCITA et de son président, Samir Majoul, a officiellement pris fin en janvier 2023. Et c’est à cette date qu’était prévue la tenue du congrès général de l’organisation, avec renouvellement des structures sur une période d’un an.  Ce processus inclut les unions régionales et locales de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, ainsi que les chambres et les fédérations sectorielles, dont les mandats ont également expiré depuis le début de l’année 2022.

D’aucuns estiment que, dans la conjoncture que traverse le pays, l’UTICA aurait dû jouer un rôle plus important, tant au niveau national, qu’en assumant sa mission de défense des intérêts de ses adhérents. Placés sur la liste d’ennemis du pouvoir, une grande partie d’entre eux sont tenus pour responsables de la hausse des prix et de la pénurie de certains produits sur le marché. C’est ce qui explique, en partie, l’attitude de ceux qui pressent la direction actuelle et son président d’aller vers le congrès. A l’opposé, un autre camp juge que la meilleure solution, dans le contexte actuel, est de maintenir le statu quo afin d’éviter toute tension susceptible de se répercuter négativement sur eux. D’autant plus que la stratégie de Samir Majoul, pour sortir de l’impasse, le mène à s’acoquiner avec le pouvoir.

Paralysie totale

Dans un entretien accordé à Nawaat, Taoufik Laaribi, membre du bureau exécutif de l’UTICA, estime que l’organisation est « dans un état de paralysie totale, nonobstant les voix qui s’élèvent pour appeler au respect des statuts et du règlement intérieur, ainsi qu’à la tenue d’un congrès général pour permettre à l’organisation de reprendre son rôle dans le contexte économique difficile que traverse le pays ». Et de rappeler que l’organisation patronale, à travers ses chambres professionnelles, reste le principal partenaire de l’Etat dans l’élaboration de ses politiques économiques. Notre interlocuteur ajoute que, concernant par exemple les accusations dont sont accablés les patrons au sujet des pénuries ou de la hausse de leur prix, il aurait été nécessaire d’engager des discussions entre les représentants du gouvernement et les chambres professionnelles affiliées à l’UTICA. Ces discussions auraient permis, explique Taoufik Laaribi, d’identifier les causes réelles des pénuries et de trouver des solutions concrètes pour y remédier sans en tenir une seule partie pour responsable.

Septembre 2018, Sousse : Samir Majoul (à gauche) prononce un discours à l’occasion de l’élection de Taoufik Laaribi (à droite) au poste de maire de Sousse – UTICA

Selon le membre du bureau exécutif de l’UTICA, de nombreuses structures ont réclamé la convocation du congrès général. Cependant, Samir Majoul a continué à faire la sourde oreille. Par exemple, le Conseil des fédérations régionales a tenu plusieurs réunions au cours desquelles, les cadres de l’organisation ont demandé au président de respecter les statuts et le règlement intérieur. Ils l’ont aussi exhorté d’impliquer les structures dans la gestion des affaires internes et de lancer le processus de renouvellement des structures et la tenue du congrès général. Cependant, la réaction de la direction centrale a été une rupture totale avec cette structure et son président.

Taoufik Laaribi assure que la politique de l’actuel président et son recroquevillement sur lui-même ont conduit à l’affaiblissement de l’organisation, à la fuite des compétences et au retrait de nombreuses structures sectorielles, telles que le textile, l’enseignement supérieur, l’enseignement privé, les transports et autres. S’y ajoute la paralysie totale de certaines structures, comme l’Union régionale des patrons de Mahdia, où un simple différend entre ses membres a été porté devant les tribunaux pour être tranché. Or, la justice a refusé de se prononcer sur cette affaire, arguant du fait que la commission des recours et de l’éthique de l’organisation ne s’était pas réunie pour examiner le problème avant de le soumettre à la justice, comme le stipulent les statuts de l’organisation, d’après Taoufik Laaribi. Celui-ci soutient que les exemples de dysfonctionnement de l’organisation sont nombreux.

Irrégularités en série

Lors du dernier congrès général, tenu à la mi-janvier 2018, Samir Majoul a été reconduit en tant que président de la Fédération nationale des industries agro-alimentaires, et élu à la tête d’un nouveau bureau exécutif, succédant ainsi à Wided Bouchamaoui, après la répartition des tâches au sein du nouveau bureau exécutif.

Cette réunion, consacrée à la répartition des tâches, a été la seule réunion du bureau exécutif actuel de l’organisation. Depuis lors, les violations du président de l’UTICA, Samir Majoul, aux statuts et au règlement intérieur de l’organisation qu’il dirige, ont commencé. Ces textes fondamentaux imposent la tenue d’une réunion du bureau exécutif chaque mois. Or cela n’a pas eu lieu, comme l’a confirmé Taoufik Laaribi, un membre de cette instance, à Nawaat.

En outre, Samir Majoul n’a convoqué, depuis son investiture, aucune réunion des organes décisionnels de l’organisation, que ce soit le Conseil national, censé se réunir tous les six mois selon les statuts, ou le Conseil d’administration, qui doit se tenir tous les deux mois. La même approche perdure encore jusqu’à aujourd’hui. Nawaat a tenté de contacter le président de l’organisation, Samir Majoul, afin d’obtenir des éclaircissements sur les raisons du retard de la tenue du congrès général, mais n’a pas eu de réponse.

14 février 2018, première réunion du bureau exécutif de l’UTICA, suite au congrès de janvier 2018 – UTICA

Stratégie de survie

L’absence de convocation des instances décisionnelles après le dernier congrès général a eu pour résultat la non-élection de la commission d’éthique et des recours, qui veille au respect de la bonne conduite des responsables de l’Union. Cet organe a aussi pour mission d’écarter toute personne impliquée dans des pratiques contraires à l’éthique professionnelle ou dans des délits économiques, tels que le monopole ou les ententes illicites sur les prix. Elle assure également la pérennité de l’organisation en préparant les élections de toutes les structures pour le prochain congrès. Certaines parties au sein de l’organisation expliquent la non-élection de la commission d’éthique et des recours, après le 16eme congrès, par une manœuvre de Samir Majoul pour échapper à une éventuelle éviction, en raison de sa condamnation par le Conseil de la concurrence pour violation des règles. Le 10 mai 2018, le Conseil de la concurrence a rendu une décision, dont Nawaat a obtenu une copie, condamnant 24 entreprises spécialisées dans la production de concentré de tomate, ainsi que la Fédération nationale des industries agro-alimentaires, qui les regroupe. Cette condamnation intervient après des investigations menées par le Conseil de la concurrence pendant près de quatre ans, sur la base de preuves de pratiques commerciales anticoncurrentielles, notamment un accord visant à augmenter et unifier les prix du concentré de tomate.

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La première et la dernière page de la décision du Conseil de la concurrence, condamnant les entreprises du secteur du concentré de tomate pour avoir conclu un accord visant à augmenter et unifier les prix.


L’affaire, qui a été tranchée en 2018, remonte en effet à 2014. L’Organisation tunisienne de défense du consommateur avait déposé une plainte auprès du Conseil de la concurrence concernant l’existence d’un prix unifié sur toutes les variétés et marques du concentré de tomate commercialisées sur le marché au cours des trois premiers mois de l’année 2014. Cette démarche intervenait juste après la fin du régime exceptionnel de contrôle des prix du concentré de tomate, en vigueur entre 2010 et 2013. Par ailleurs, la Chambre d’appel du tribunal administratif a rendu le 14 juillet 2020, un jugement dont Nawaat a obtenu une copie, confirmant la décision du Conseil de la concurrence et ses conclusions sur l’existence d’un accord entre les sociétés de production du concentré de tomate, parmi lesquelles figurait une société détenue par la famille de Samir Majoul et gérée par lui-même. Ce jugement a rejeté le pourvoi en cassation introduit par la Fédération nationale des industries agro-alimentaires, affiliée à l’UTICA, contre la décision du Conseil de la concurrence.

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La première et la dernière page de la décision de la Chambre d’appel du tribunal administratif, rejetant l’appel de la Fédération nationale des industries agro-alimentaires et confirmant la décision du Conseil de la concurrence à l’encontre de 24 entreprises, dont celle de Samir Majoul.


Risques liés à la gestion des fonds de l’organisation

Autre dysfonctionnement important ayant marqué la vie de l’UTICA sous la présidence de Samir Majoul : la non-élection de la commission de contrôle financier et de gestion des fonds publics.  Cette commission est chargée de surveiller la gestion financière quotidienne de l’organisation, de présenter ses rapports au bureau exécutif et au conseil national, et de soumettre à l’approbation le budget, les dépenses et les comptes. Elle a également pour mission de nommer l’auditeur sur proposition du bureau exécutif.

L’absence de cette commission implique qu’aucun commissaire aux comptes n’a été désigné, comme l’exige la loi. Par conséquent, ses rapports sont nuls et non avenus et ne peuvent être pris en compte par aucune instance. C’est ce qui ressort d’une consultation juridique réalisée par la Fédération des entreprises du bâtiment et des travaux publics, affiliée à l’UTICA, à laquelle Nawaat a eu accès. Les auteurs de cette consultation ont également conclu que l’absence totale d’une commission de contrôle financier ôte toute légitimité à la gestion des fonds de l’Union, en particulier la part provenant des fonds publics. Ce qui accentue le risque de poursuites pénales, notamment après la fin du mandat actuel.

L’UTICA est l’une des trois organisations nationales reconnues par l’Etat tunisien, aux côtés de l’UGTT et de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP). A ce titre, l’organisation patronale bénéficie d’un soutien public provenant de l’argent des contribuables à hauteur d’environ 5 millions de dinars par an. La gestion de l’UTICA est donc particulièrement complexe. De ce fait, elle doit être soumise au règlement intérieur de l’organisation et aux lois nationales, selon les conclusions de la consultation confiée à un cabinet spécialisé dans la gestion des risques.

Après avoir présenté les résultats de cette consultation à ses adhérents, lors d’une assemblée générale ordinaire tenue en mai dernier, la Fédération des entreprises du bâtiment a appelé le président de l’UTICA et son bureau exécutif à fixer le plus rapidement possible la date du 17eme congrès, seul moyen, selon eux, de sortir de l’impasse.

Mauvaise gouvernance sous le règne de Majoul

L’organisation « I Watch » a abordé la situation au sein de l’UTICA dans un communiqué rendu public le 29 décembre 2021, dénonçant notamment la mauvaise gouvernance qui la caractérise depuis l’arrivée de Samir Majoul à la tête de l’organisation, en janvier 2018. Selon cette ONG, l’actuel président n’a pas convoqué le Conseil national depuis cette date, alors que les statuts prévoient une réunion de cette instance suprême au moins une fois tous les six mois. Celle-ci est chargée d’examiner et d’approuver le budget annuel, mais aussi d’élire les différents organes de l’organisation.

Selon I Watch, « la non-élection des membres de la commission de contrôle financier rend tous les rapports financiers de l’Union, qui n’ont pas été élaborés en dehors de ladite commission, nuls et non transparents ». L’association souligne également ce qu’elle considère comme une tentative de Samir Majoul de « se protéger contre toute mesure disciplinaire ou punitive. D’autant plus que l’entreprise de conserves Majoul a été condamnée par le Conseil de la concurrence pour des pratiques anticoncurrentielles ayant provoqué une augmentation du prix d’une boîte de concentré de tomate de 75 %, entre 2014 et 2017. »

Dans le même communiqué, I Watch a noté la décision prise par le ministère du Commerce et du Développement des exportations sous la présidence du gouvernement de Hichem Mechichi, de subventionner le concentré de tomates à l’exportation avec l’argent des contribuables. Elle s’est interrogée sur le rôle, en coulisses, de l’UTICA et de son président dans la prise de cette décision annoncée le 22 février 2021.

Dans le même contexte, l’ONG a demandé au ministère du Commerce d’appliquer les décisions du Conseil de la concurrence aux entreprises impliquées dans des pratiques illégales et d’enquêter davantage sur les conduites anticoncurrentielles dans d’autres secteurs. En outre, I Watch a demandé à la Cour des comptes de s’engager à contrôler les comptes et la gestion de l’UTICA.

29 octobre 2024 au Palais de Carthage : Kais Saied reçoit Samir Majoul et l’exhorte à « s’engager pleinement dans la bataille de libération nationale en réduisant les prix » – Présidence de la République

 Le 29 octobre 2024, le président de la République, Kais Saied, a reçu Samir Majoul, au Palais de Carthage. Lors de cette rencontre, il a rappelé l’engagement de l’Etat à garantir les conditions nécessaires pour permettre aux investisseurs privés de travailler dans un environnement assaini, loin du chantage ou de la manipulation. Par ailleurs, Saied a appelé Majoul à « s’engager pleinement dans la bataille de libération nationale », en baissant les prix. Or, le Conseil de la concurrence et le tribunal administratif avaient condamné le même Samir Majoul, ainsi que son entreprise et la Fédération des industries agro-alimentaires qu’il dirige, pour entente visant à augmenter et unifier les prix, en violation flagrante de la loi de la concurrence. Un mois avant cette rencontre, Majoul avait accédé à la présidence de l’Union des chambres arabes de l’industrie, du commerce et de l’agriculture qui s’était réunie à Doha, succédant ainsi au Bahreïni Samir Abdullah Nass. Le « patron des patrons » tunisiens avait affirmé qu’il mettrait « l’expérience et les acquis » de l’UTICA au service de l’Union des chambres arabes.

En somme, alors que les principales structures de l’organisation sont manifestement paralysées, les grandiloquents communiqués officiels semblent encore une fois déconnectés de l’accablante réalité des faits.