Depuis quelques mois, les mesures en faveur des sociétés communautaires se succèdent à un rythme soutenu, en vue de les imposer comme acteur principal de l’économie tunisienne. Mais malgré le forcing des autorités, les sociétés communautaires sont loin de faire l’unanimité dans le pays. Certes, d’après les annonces légales, le nombre des adeptes de cette nouvelle « religion » économique est en train d’augmenter. Il y a eu 68 créations de sociétés communautaires durant le quatrième trimestre 2024 et 18 pendant la première moitié de janvier 2025, soit 86 au total en trois mois et demi. Hasna Jiballah, secrétaire d’Etat en charge de ces entreprises au ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle, promet qu’il y en aura près de 1500 à la fin de l’année en cours.

Pour le chef de l’Etat, leur « père », ces nouvelles entités économiques présentent l’avantage d’aider à résoudre les problèmes de la communauté en général et, n’ont pas, contrairement aux autres formes d’entreprises privées, le seul gain personnel de leurs promoteurs pour finalité.

Hasna Jiballah, fer de lance de la stratégie de mise en place et de la généralisation de ces sociétés à l’ensemble des régions du pays, estime qu’elles seront « un moteur du développement capable de créer une dynamique dans les régions, et de contribuer à consacrer l’Etat social juste et de fournir des opportunités d’emploi digne ».

L’ancien ministre des Affaires sociales Malek Zahi, remercié en mai 2024, y voit lui « un choix pour un modèle de développement alternatif permettant de créer la richesse et de la répartir équitablement, et d’atteindre l’équité sociale ». Wissem Labidi, son conseiller alors en charge des sociétés communautaires, soutient que celle-ci sont destinées à « combattre l’économie de rente ».

Le monde entrepreneurial traditionnel et les experts économiques, ainsi que la société civile demeurent sceptiques, voire hostiles, à l’égard de ce concept.

A ce jour, près de trois ans après l’adoption le 21 mars 2022 du décret portant création des sociétés communautaires, aucune des grandes organisations syndicales -patronales et ouvrières- et autres think tanks n’a apporté clairement son soutien à l’initiative présidentielle.

L’évitement de l’Ugtt et de l’Utica

L’Union Générale Tunisienne du Travail (Ugtt), la Confédération Nationales des Entreprises Citoyennes de Tunisie (Conect), l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) -dont le président Samir Majoul est pourtant très proche du président Kais Saied-, évitent même d’en parler.

Certes, en ce qui concerne l’Utica, Walid Bellagha, président de la Chambre nationale des bureaux d’études et de conseil, s’est un peu impliqué dans le dossier. Le 27 août 2024, il a révélé avoir discuté avec la BTS (Banque Tunisienne de Solidarité) de la conclusion d’une convention visant à aider les jeunes voulant créer des sociétés communautaires, notamment dans la réalisation de l’étude de faisabilité et leur formation. Mais cette annonce n’a pas eu de suite. Nous avons demandé à Walid Bellagha si la convention a été signée, mais nous n’avons pas eu de réponse.

Seul l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprises (IACE) a consacré, pour la première fois, une partie des travaux de l’édition 2024 des Journées de l’entreprise –qui avaient pour thème « L’Entreprise et les Grands Changements : Adaptation et Opportunités »- aux sociétés communautaires. Lors d’une séance plénière intitulée « Développement des secteurs de l’économie nationale », dont le ministre de l’Economie et de la Planification Samir Abdelhafidh et Hasna Jiballah, secrétaire d’Etat chargée des entreprises communautaires, ont été les keynote speakers, ces dernières ont été érigées au rang d’un des secteurs de l’économie, au même titre que le privé et le public.

Décembre 2024 Sousse. Hasna Jiballah Secrétaire d’Etat chargée des entreprises communautaires, à la 38eme édition des journées de l’Entreprise, organisée par l’institut arabe des chefs d’entreprises

Economistes partagés

Les économistes semblent, eux, partagés. Certains, comme Lotfi Ben Aissa, sont plutôt réservés à l’égard des sociétés communautaires et critiques à l’égard de la stratégie mise en œuvre par le pouvoir politique pour les imposer dans le paysage économique.

Ce spécialiste de l’économie sociale et solidaire, y a vu au début « une grande opportunité » et formulé le vœu qu’elles soient insérées dans le système de l’économie sociale.

Mais, en avril 2022, près d’un mois après la promulgation du décret n°15 de l’année 2022, en date du 20 mars 2022, Lotfi Ben Aissa s’est insurgé contre le fait que ce texte ait vu le jour « rapidement alors que les décrets d’application de la loi sur l’économie sociale et solidaire (qui date du 30 juin 2020, ndlr) sont bloqués ». Il voit dans ce blocage « un message non rassurant ».

Hédi Zaiem, statisticien économiste, considère que les sociétés communautaires font partie intégrante de l’économie sociale et solidaire et « une voie très importante pour la construction de l’avenir ». Toutefois, il estime que leurs « fruits mettront du temps (à se faire sentir, ndlr), (un temps) qu’il faut savoir se donner ».

Pour cela, le professeur des universités estime nécessaire «  une refonte du cadre juridique global  (…) » pour le simplifier, l’unifier et l’harmoniser en se conformant aux « impératifs de transparence et de justice ». Moyennant ces ajustements, les sociétés communautaires constitueront, selon l’économiste :

un autre mode d’entrepreneuriat qui peut avoir un impact important sur l’efficacité des deux autres secteurs à savoir le secteur privé et le secteur public, car sur le fond, l’économie tunisienne souffre autant de son secteur public que de son secteur privé.

Toutefois, le professeur d’économie formule des réserves à propos de ce nouveau concept et de la manière dont les autorités s’y prennent pour l’imposer. Hédi Zaiem trouve « qu’il y a une certaine précipitation dans la mise en œuvre du projet ». Cette précipitation vise à démontrer que les sociétés communautaires constituent « la panacée » permettant de résoudre des problèmes économiques et sociaux dont, en priorité, celui de la création de l’emploi, et à contrer ceux qui y « voient une menace pour leurs intérêts et travaillent de manière pernicieuse pour les faire échoue ». Le professeur d’économie considère que cette démarche oblige les autorités à user de « dopage en octroyant des avantages qui risquent de devenir indispensables et de remettre en question la pérennité de ces sociétés ».

10 janvier 2025 Sidibouzid. Jiballah inaugure une entreprise communautaire agricole – Hasna Jiballah FB page officielle

Nouvelle forme de l’économie de rente ?

Au sein de la société civile, un membre du bureau exécutif de l’Union des diplômés de l’université chômeurs (UDC), Hasib Laabidi,  voit dans cette initiative un moyen pour les autorités de « fuir (leur) responsabilité de trouver un vrai remède au chômage ».

Les sociétés communautaires ne trouvent pas grâce non plus auprès de Houssem Saad. Le membre de l’Association de Lutte contre l’Economie de Rente en Tunisie (Alert) rappelle, d’abord, qu’en Tunisie nous avons déjà connu d’autres formes de sociétés similaires : les coopératives dans les années 60 –dont, dit-il, les Tunisiens gardent un mauvais souvenir-, les groupements d’intérêt économique au début des années 2000, puis, trois ou quatre ans plus tard, les sociétés mutuelles de services agricoles, puis est née l’économie sociale et solidaire. Dans toutes ces expériences, l’idée était de rassembler les gens autour de leur région ou de leur activité et « nous n’y avons jamais réussi », affirme-t-il.

En outre, cet expert estime que les sociétés communautaires ne peuvent pas créer la richesse parce que le décret qui les a créées restreint leur champ d’action en les obligeant à agir au niveau local et régional.

Houssem Saad rappelle que tout au long de l’histoire récente de la Tunisie chaque nouveau pouvoir a donné des avantages à une partie de la population pour en faire un nouvel establishment économique, qui, en contrepartie, devient le berceau du nouveau pouvoir.

Conclusion : parce que les sociétés communautaires ont droit à des avantages et facilités–dont en particulier des prêts sans garantie- inaccessibles aux autres catégories d’entreprises et à leurs promoteurs, elles constituent, selon le membre d’Alert, « une nouvelle forme de l’économie de rente ».

Au sein du pouvoir issue du coup de force du 25 juillet 2021, l’unanimité est loin de régner au sujet des sociétés communautaires. Promoteur de cette idée, le président de la république a eu du mal à la faire accepter par Najla Bouden et les ministres ayant détenu des portefeuilles dans son gouvernement. On peine encore aujourd’hui à le croire, mais la première femme ayant occupé le poste de chef de gouvernement n’a jamais, pendant son règne (11 octobre 2021-1er août 2023), consacré de réunion –conseil des ministres ou autre-, ni fait de déclaration à ce sujet. Idem pour son ministre de l’Economie et de la Planification Samir Saïed (17 octobre 2021-17 octobre 2023).

Confrontée à cette fronde silencieuse, le président Kais Saied a d’abord confié ce dossier au plus zélé de ses partisans, l’ancien ministre des Affaires sociales Malek Zahi qui l’a piloté avec l’un de ses conseillers.

Aout 2023 Manouba. Kais Saied en visite à la ferme Borj Toumi pour encourager la création de la première entreprise communautaire de femmes agricoles (kadihat)- Présidence de la république

Cinq mois avant le limogeage de Malek Zahi, le 26 mai 2024, le chef de l’Etat passe à la vitesse supérieure et décide le 24 janvier 2024 de créer un poste de secrétaire d’Etat chargé des sociétés communautaires, confié dans un premier temps à Riadh Chaoued puis, le 25 août à Hasna Jiballah. En outre, Kamel Madouri, nommé à la Kasbah le jour même, donne tout de suite des gages d’obéissance au président en s’impliquant dans ce dossier.

Aujourd’hui l’engagement du gouvernement en faveur des sociétés communautaires est donc à son paroxysme. Malgré cela une fausse note s’est fait entendre récemment dans ce dossier. Le 18 septembre 2024, le ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle Riadh Chaoued a déclaré que les sociétés communautaires sont « un troisième choix » et qu’elles « ne sont pas destinées à remplacer ni les entreprises privées ni les entreprises publiques ».  Bien sûr, il n’y a pas eu de réaction officielle à cette déclaration. Mais la petite phrase a été élaguée du compte rendu de la réunion publié sur la page Facebook du ministère de l’Emploi et de la Formation. Dans l’esprit de leurs promoteurs, les sociétés communautaires seraient-elles plutôt destinées à prendre le pas sur les autres formes d’entreprises ?

Des coopératives de Ben Saleh aux sociétés communautaires de Saied

La Tunisie a déjà connu les sociétés communautaires sous différentes appellations, en différentes périodes de son histoire depuis son accession à l’indépendance en 1956, comme le rappelle Houssem Saad, membre de l’Association de Lutte contre l’Economie de Rente en Tunisie (Alert), dans un entretien avec Nawaat.

L’expérience la plus dramatique, de par ses conséquences économiques, sociales et politiques, fut celle du collectivisme dans les années 60, sous la houlette d’Ahmed Ben Saleh, le tout puissant ministre de l’Economie de l’époque.

Même si elles n’ont pas provoqué, ou pas encore, un séisme semblable à celui déclenché par les coopératives il y a près de cinquante ans, les autres formes de sociétés ressemblant aux sociétés communautaires posent, elles aussi, des problèmes plus ou moins épineux. Les unes à leurs actionnaires/partenaires, à l’instar des groupements d’intérêt économique et des sociétés mutuelles de services agricoles, et les autres aux pouvoirs publics. Dans cette dernière catégorie on trouve les fameuses sociétés d’environnement, de plantation et de jardinage, aujourd’hui au nombre de quatre.

La première a été créée en 2008 et les sept autres après la chute du régime Ben Ali, le 14 janvier 2011 (5 à Gafsa,  1 à Gabes et 1 à Sfax), avec la même finalité poursuivie par les pouvoirs successifs : acheter la paix sociale en créant des emplois, fût-ce de manière artificielle, donc improductive.

Hichem Mechichi, dont le gouvernement était contrôlé par le mouvement Ennahdha, a persisté sur cette voie-là. Sous la pression des manifestations d’El Kamour, il a pris une série de mesures en faveur du gouvernorat de Tataouine, dont quelques unes au profit des sociétés de l’environnement, de la plantation et du jardinage (octroi de la qualité de partenaire à participation publique, paiement des salaires non versés, décision d’augmenter le capital et recrutement de 1000 agents et cadres).

Le premier gouvernement à commencer à se poser des questions à propos de ces sociétés est celui de Najla Bouden, qui lui consacre quatre réunions entre janvier 2022 et avril 2023. Ahmed Hachani, qui lui succède en août 2023, s’investit beaucoup moins dans ce dossier, n’y consacrant qu’un seul conseil ministériel. L’objectif alors visé était de trouver les moyens –et de les mettre en œuvre- pour que ces sociétés créent réellement de la richesse au profit de leurs régions et cessent, par conséquent, d’être un fardeau pour le budget de l’Etat, donc pour le contribuable. Un fardeau supporté par la Société des Phosphates de Gafsa (CPG) et le Groupe chimique tunisien qui ont versé, entre 2011 et 2022, les salaires des plus de 10000 agents et cadres des 7 sociétés estimés, selon l’observatoire Raqaba, à 1,5 milliard de dinars.

Près de six mois après sa nomination le 8 août 2024 à la tête du gouvernement, Kamel Madouri, à qui le président Kais Saied a fixé d’autres priorités, n’a pas encore, lui, rouvert ce dossier. Alors qu’en l’absence d’une solution radicale, la facture continue de s’alourdir.