Ballotés entre la quête éperdue de vérité et la censure, les médias traversent une mauvaise passe, où la plupart de leurs efforts pour assurer une information précise et sourcée sont réduits à néant. On ne sait plus si on assiste à une forme de résistance médiatique, avec des moyens limités, ou bien à un processus de normalisation progressive et programmée qui commence par la fermeture systématique de l’accès à l’information, notamment officielle.
Le 24 janvier, un homme s’est immolé par le feu près de la synagogue de Lafayette, puis s’est dirigé vers des policiers avant d’être ciblé par des tirs d’armes à feu. Sur place, plusieurs journalistes se sont rassemblés pour essayer de connaitre des détails sur l’identité de l’assaillant, mais en vain. Il a fallu attendre la diffusion d’un bref communiqué officiel sur la page Facebook du ministère de l’Intérieur. Or, celui-ci se contente de décrire l’assaillant comme souffrant de troubles mentaux. La vraie information sera fournie par un fervent partisan de Kais Saied, en l’occurrence un certain Nizar Oueslati. Celui-ci a publié un document contenant la photo de l’assaillant et tous les détails sur son identité, alors même qu’il n’a aucun lien officiel avec le ministère de l’Intérieur. De nombreux journalistes ont exprimé leur profonde indignation face à cette pratique du pouvoir qui consiste à fermer l’accès à l’information officiels aux journalistes professionnels, tout en l’ouvrant aux soutiens et flagorneurs du régime.
Les hauts responsables tétanisés
Depuis plus de deux ans, les journalistes peinent à obtenir des informations de sources officielles. Cela semble s’inscrire dans le cadre d’une politique mise en place par le pouvoir, via la publication de la circulaire n° 19 datée du 10 décembre 2021, portant sur les règles de communication gouvernementale. La circulaire met en exergue « la nécessité de coordonner avec les services de communication de la présidence du gouvernement sur la forme et le contenu à l’occasion de chaque apparition médiatique ». Cette circulaire concerne tous les ministres et secrétaires d’Etat. Mais elle semble s’appliquer de fait à l’ensemble des fonctionnaires des ministères et des institutions publiques, dès lors que les responsables s’abstiennent de faire des déclarations ou de fournir des informations sans consulter au préalable le ministre lui-même. Interrogée par Nawaat, Rim Saoudi, journaliste au quotidien « Assabah », explique :
Les journalistes ont de plus en plus de mal à obtenir des informations de sources officielles. Cela dure depuis plus d’un an. Sous le gouvernement de Youssef Chahed, les autorités avaient déjà essayé de restreindre le travail des journalistes en promulguant la circulaire n°4 de 2017. Toutefois, cette circulaire avait été suspendue sous la pression des journalistes et du SNJT (Syndicat national des journalistes tunisiens, Ndlr). Elle ressurgit aujourd’hui sous une nouvelle forme : la circulaire n°19. Il est certain qu’il existe des instructions internes, interdisant aux fonctionnaires de faire des déclarations aux journalistes. Je pense que l’année 2024 a clairement mis en évidence la politique de l’Etat à l’égard des journalistes, leur refusant l’accès à toute information, aussi banale soit-elle. Désormais, les responsables se dérobent lorsqu’on leur demande de faire des déclarations ou de fournir des informations, allant souvent jusqu’à dire littéralement : ” Dispensez-moi de cette tâche !”
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Ce verrouillage qui s’applique à l’ensemble du secteur, surtout lorsqu’il s’agit d’informations gênantes ou mettant à mal le discours véhément du régime, se durcit systématiquement dès lors qu’il s’agit d’un média indépendant qui s’oppose à la médiocrité ambiante et au conformisme face à l’injustice et à l’autoritarisme. C’est pourquoi, on voit le responsable gouvernemental esquiver toute sollicitation des média critiques. Mais, on le trouve plein d’entrain dans les studios de médias entrés dans l’allégeance.
De plus en plus de journalistes sont poussés à signer leurs articles avec des pseudonymes. Pour échapper à la répression, les éditeurs de presse sont obligés de s’y accommoder.
Depuis plus de trois ans, la présidence de la République et la présidence du gouvernement tiennent des conférences de presse sans questions ou sans journalistes. Elles se contentent de publier des communiqués sur les réseaux sociaux, qui deviennent ainsi la principale source d’information officielle. Par exemple, l’Agence officielle Tunis Afrique Presse (TAP) s’est appuyée, dans sa couverture de la rencontre entre Mohamed Ali Nafti, ministre des Affaires étrangères, de l’émigration et des Tunisiens à l’étranger, et David Lammy, ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, sur un communiqué du MAE. Alors que l’agence officielle est censée être la principale source d’information pour les médias nationaux et internationaux.
Interrogé par Nawaat, un journaliste travaillant pour un média public, qui a requis l’anonymat, estime que tous les médias du secteur public rencontrent les mêmes problèmes que les médias privés ou associatifs. Selon lui, le refus des ministères ou des responsables de fournir aux journalistes des informations ou des déclarations, aussi banales soient-elles,« est généralisé ». Il ajoute : « Il n’y a aucune exception concernant la difficulté d’accéder aux informations ou aux déclarations officielles. Et cela touche tous les sujets considérés comme de l’information ordinaire, non sensible, dans des secteurs tels que la santé, les transports ou l’éducation, ce qui constitue une restriction manifeste de notre travail. Contrairement à une certaine idée reçue, les médias gouvernementaux ne bénéficient d’aucune faveur pour obtenir des déclarations officielles ou accéder à des informations auprès des organismes publics. Pour le pouvoir, tous les journalistes sont logés à la même enseigne. C’est pourquoi nous nous efforçons d’alimenter nos sujets, soit en publiant des déclarations ou des informations tirées de sources officielles anonymes, soit en faisant référence à des déclarations antérieures faites par des responsables en rapport avec le sujet sur lequel nous travaillons, soit en indiquant, dans nos articles, que nous n’avons pas pu obtenir d’informations d’une source officielle après moult tentatives ».
L’État viole un droit constitutionnel
Une publication de l’Instance nationale d’accès à l’information(INAI) montre que le taux de réponse aux demandes d’accès à des informations partielles ou intégrales a diminué par rapport aux années précédentes, en particulier 2018, puisqu’il n’a pas dépassé 68 % jusqu’en août dernier, soit le même taux enregistré en juin 2024. Or cet indicateur atteignait les 82 % en 2018. Cela signifie que la politique de verrouillage de l’information menée par l’Etat affecte également le public et les citoyens, malgré les garanties prévues par la loi organique n° 22 de 2016 relative au droit d’accès à l’information et l’article 38 de la Constitution tunisienne de 2022, qui stipule que l’État « garantit le droit à l’information et le droit d’accès à l’information ».
Dans son rapport annuel, le SNJT recense 137 violations liées à l’accès, à la diffusion et à la circulation de l’information, dont 23 cas de refus d’accès à l’information aux journalistes, dont la majorité, soit 16 cas, ayant eu lieu lors des dernières élections présidentielles. Rim Saoudi décrypte cette situation :
Personnellement, j’ai de bonnes relations avec mes sources et la plupart des attachés de presse au niveau des ministères et des institutions publiques. Cependant, j’ai constaté que les responsables ont peur de faire des déclarations ou de fournir des informations, car la plupart d’entre eux, s’ils sont joignables, préfèrent s’exprimer sous le sceau de l’anonymat. Par ailleurs, les journalistes de la presse quotidienne peinent à rédiger leurs articles dans les délais, car la plupart des ministères et des administrations publiques exigent une demande écrite par e-mail dans laquelle doivent être précisées les informations que le journaliste souhaite obtenir. Cela signifie qu’il faut attendre plus de deux jours pour qu’un fonctionnaire soit chargé de faire une déclaration ou de fournir les informations demandées. Cela m’est arrivé plusieurs fois. Alors j’ai adapté mes sujets en fonction des sources officielles susceptibles de me répondre dans un délai raisonnable pour la presse quotidienne. Par exemple, j’ai proposé de travailler sur la campagne de don de sang organisée par le ministère de la Santé pendant le dernier Ramadan, un sujet a priori ordinaire. Mais le ministère ne m’a répondu qu’après deux jours d’attente.Tandis que le ministère de la Justice a mis trois mois pour répondre à ma demande de données sur les peines alternatives. Ces délais sont compréhensibles pour la presse d’investigation, mais sont pénalisantes pour un journaliste de la presse quotidienne.
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Le SNJT a dénoncé dans plusieurs déclarations la rétention délibérée d’informations par les autorités à l’égard des journalistes, en particulier lors d’événements majeurs. Il souligne avoir appelé à maintes reprises à l’ouverture d’un dialogue et de négociations « sérieuses et responsables » avec les autorités compétentes.
Contactée par Nawaat, JihenLouati, membre du bureau exécutif du SNJT, soutient que la restriction de l’accès à l’information imposée aux journalistes, et instaurée dès la promulgation du décret n° 19 de 2021, « touche tous les médias, y compris les médias publics, que le pouvoir prétend traiter avec faveur. Sans parler des médias privés ou associatifs, qui se heurtent également à des problèmes d’accès à l’information, en l’absence d’une vision de politique claire sur ce sujet ». La journaliste poursuit : « En fermant tous les accès aux journalistes pour obtenir des informations officielles, le pouvoir encourage la désinformation, ce qui nous ramène au point de départ : la restriction des libertés et du droit du public à l’information, un droit constitutionnel inscrit dans la Constitution de 2022. Les sources d’information constituent l’une des bases du journalisme. En l’absence de sources, il n’y a, hélas, plus d’information. Le journaliste finit par obtenir des informations dans les coulisses, avec l’engagement de dissimuler l’identité de la source. Cela porte un coup à la crédibilité du journaliste et le met dans l’embarras face aux lecteurs. Tout cela entrave notre mission professionnelle qui est de fournir du contenu médiatique objectif et crédible. Le SNJT estime que l’Etat adopte une politique répressive systématique à l’encontre des journalistes en fermant les accès à l’information, ce qui menace le journaliste et le média pour lequel il travaille, en plus de violer le droit constitutionnel du citoyen à l’information. Dans le même sillage, la rétention de l’information a également affecté les outils de vérification des fake news, tels que la plateforme Tunifact. Son travail en pâtit en raison de l’attitude des responsables de l’Etat qui se dérobent à leur devoir de fournir des informations au public ».
La rétention d’informations constitue une violation claire à un droit constitutionnel que le pouvoir actuel a lui-même consacré dans la dernière Constitution. Ce droit ne concerne pas uniquement les journalistes, mais également les citoyens. Par ailleurs, le Conseil de la presse est chargé de veiller, dans le cadre de ses missions, à garantir que le public puisse exercer ce droit, en surveillant les abus susceptibles d’être commis par les journalistes. Atidel Mejbri, présidente du Conseil de la presse, affirme dans une déclaration à Nawaat que l’organisme qu’elle dirige « œuvre pour garantir au public l’accès à l’information, et plus précisément à une information exacte, afin qu’il soit bien informé de ce qui se passe ». Notre interlocutrice poursuit :
Généralement, la rétention d’informations ouvre la voie aux rumeurs et à l’opacité, tout en permettant à des personnes non qualifiées de s’emparer de ce secteur. Dans les deux cas, cela nuit à la qualité et à la crédibilité du contenu journalistique. Lorsque le Conseil reçoit des plaintes du public concernant des informations trompeuses, par exemple, nous examinons le contexte de la diffusion de ces informations avec le journaliste ou l’organe concerné. Et si nous constatons que le journaliste a sérieusement tenté d’obtenir l’information auprès de sa source première, nous prenons en compte le contexte général de verrouillage appliqué par le pouvoir. Le problème fondamental est que l’information officielle demeure la donnée de référence, alors que notre travail journalistique ne devrait pas se baser sur ces informations officielles sans les ausculter, si on ne veut pas que les médias deviennent une simple boîte aux lettres à travers laquelle le gouvernement fait passer ses messages. Dans ce contexte, le Conseil de presse ne dispose pas de moyens matériels ni de ressources humaines suffisants pour faire face, seul, à ces difficultés. Dans ce cas, il doit réfléchir, en collaboration avec les autres structures de la corporation, à trouver des solutions pour défendre un journalisme professionnel et garantir le droit du public à l’information.
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En mars 2022, Khalifa Guesmi, correspondant de Mosaïque FM à Kairouan, a été poursuivi pour avoir révélé le démantèlement d’une cellule terroriste. Il s’était référé à une source sécuritaire dont il avait pris le soin de ne pas révéler l’identité. Cet article a mené le journaliste ainsi que sa source, en prison. En mai 2023, Guesmi a été condamné à cinq ans de prison par la Cour d’appel de Tunis. Il a purgé six mois de détention, avant d’être libéré en mars 2024 sur la décision de la Cour de cassation. L’arrestation du responsable de sécurité mis en cause a semé la peur parmi les fonctionnaires de tous les ministères et organismes publics. Ils évitent désormais de faire des déclarations ou de fournir des informations, quelle que soit leur nature. En parallèle, le décret n°54 est suspendu telle une épée de Damoclès sur la tête des journalistes, qui peuvent facilement être accusés de propagation de fausses nouvelles, dans un contexte où les autorités officielles refusent de s’exprimer.
S’agissant de Nawaat, le blocage par les autorités de l’accès à l’information pour nos journalistes est devenu systématique, même lorsqu’il s’agit de sujets de société tels que les « Taxis Motos », les transports publics, la manutention ou la culture dans les centres de rééducation et les prisons. Les demandes adressées par notre plateforme d’informations aux responsables de cellules de communication des différents ministères restent souvent lettres mortes. Parfois, nous contactons ces autorités par téléphone et recevons la promesse d’une réponse rapide à une demande envoyée préalablement par courrier électronique. Mais en réalité, le numéro appelant est mis sur la liste des indésirables privés de réponse.
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