Depuis la révolution tunisienne, des avancées significatives ont été entreprises pour mettre en place un cadre garantissant les droits et libertés fondamentaux. Cependant, ces acquis semblent aujourd’hui fragilisés, ce bouleversement a eu pour effet de redéfinir les rapports entre l’État et ses citoyens, soulevant des inquiétudes quant à la pérennité des garanties démocratiques. Dès lors, il apparaît indispensable de revisiter les garanties des droits humains en Tunisie.
Recul institutionnel et éclatement des mécanismes de contrôle
La constitution constitue, dans tout État de droit, le socle fondamental de la protection des droits et libertés. En fixant des garanties juridiques, en affirmant des principes universels et en organisant les institutions chargées de leur mise en œuvre, elle incarne le cadre normatif supérieur auquel tous les pouvoirs doivent se conformer. En ce sens, la constitution de 2022, à l’instar de celle de 2014, énonce un certain nombre de droits fondamentaux et proclame l’attachement de l’État aux principes des droits de l’homme. Toutefois, cette proclamation reste ambivalente : elle coexiste avec des mécanismes de limitation potentiellement dangereux, et surtout avec un affaiblissement profond des institutions censées concrétiser ces droits.
Parmi les principes constitutionnels fondamentaux garantissant les libertés figure le principe de proportionnalité, consacré par l’article 55 de la constitution. Celui-ci précise que les restrictions aux droits et libertés ne peuvent être décidées que par la loi, dans un régime démocratique, et pour répondre à des objectifs légitimes comme la sécurité publique, la santé ou la défense des droits d’autrui. En outre, ces restrictions doivent être justifiées, proportionnées à leurs objectifs et ne doivent pas porter atteinte à la substance des droits garantis. Malgré cette reconnaissance constitutionnelle, la mise en œuvre effective de ce principe demeure très limitée, tant en raison de l’absence de contrôle de constitutionnalité que du fait de l’instrumentalisation politique de la loi.
Sur le plan institutionnel, la constitution de 2014 avait marqué un tournant pour les droits et libertés, non seulement en les inscrivant dans son texte, mais également en créant des institutions indépendantes, en assurant l’indépendance du pouvoir judiciaire et en mettant en place un équilibre entre les différentes branches du pouvoir. Toutefois, la constitution de 2022 a réduit considérablement le rôle des institutions indépendantes, en ne conservant que l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE). Ce recul institutionnel se traduit par la déconstitutionnalisation de nombreuses instances essentielles, telles que la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA), l’Instance de prévention de la torture, l’Instance de protection des données personnelles et l’Instance d’accès à l’information. Ces organes, qui jouaient un rôle de contre-pouvoir et de défense des citoyens, ne bénéficient plus d’un statut constitutionnel, ce qui affaiblit leur légitimité, leur indépendance et leur capacité d’action.
De plus, l’absence persistante de mise en place de la Cour constitutionnelle, depuis plusieurs années, reste un problème majeur. Ce vide empêche tout contrôle de constitutionnalité des lois, même lorsque celles-ci restreignent gravement les droits fondamentaux. Cela constitue une entorse directe au principe de la hiérarchie des normes et à l’exigence de protection des libertés par les juridictions.
La situation du pouvoir judiciaire est également préoccupante. Si la constitution de 2014 avait garanti l’indépendance des magistrats, la réalité actuelle est tout autre. Des décisions politiques récentes, telles que la révocation de plusieurs juges en 2022, sans respecter les procédures judiciaires nécessaires, ont largement affaibli la séparation des pouvoirs et la capacité du pouvoir judiciaire à jouer son rôle de défense des droits.
En outre, le pouvoir actuel semble fidèle à l’idée instaurée par Camille Desmoulins : seuls les tyrans stupides utilisent la force des armes ; la véritable habileté du despotisme réside dans le fait de parvenir au même résultat par l’entremise des juges. Cela se manifeste par les procès politiques et les arrestations ciblées, notamment celles des avocats et des défenseurs des droits de l’homme, qui témoignent de l’exploitation du système judiciaire à des fins politiques, constituant ainsi une menace sérieuse pour les libertés publiques. Un élément particulièrement alarmant est la tendance croissante à faire juger des civils devant des tribunaux militaires. Ce recours soulève de sérieuses inquiétudes en matière de respect du droit à un procès équitable.
La société civile face à l’oppression et à la répression
La société civile tunisienne a joué un rôle clé dans la défense des droits humains. Des organisations telles que la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme, l’Association des femmes démocrates, Amnesty International, etc., ont continué de jouer un rôle central dans la documentation des violations et dans la défense des victimes. Toutefois, cette dynamique s’est accompagnée de pressions croissantes et de restrictions législatives visant à réduire la liberté d’expression et d’association.
Le décret-loi n°54 de 2022 relatif à la lutte contre les fausses informations, qui a été utilisé pour réprimer la liberté d’expression sur Internet, en est un exemple flagrant. Des journalistes, blogueurs et défenseurs des droits de l’homme ont été ciblés et poursuivis en raison de leurs prises de position critiques envers le pouvoir. De plus, plusieurs avocats et militants ont été victimes de perquisitions, d’arrestations et de poursuites judiciaires, sans respect des garanties de procédure équitable. En parallèle, l’administration a renforcé son contrôle sur les associations, menaçant leur autonomie financière et organisationnelle. Ces restrictions traduisent un retour à une logique de contrôle étatique, au détriment d’un espace public libre et ouvert.
Les dispositifs dans le cadre du système des Nations Unies : « de l’engagement à l’abandon »
Bien que la Tunisie ait joué un rôle actif dans les mécanismes internationaux de protection des droits de l’homme après la révolution, notamment en ratifiant de nombreuses conventions internationales et en participant aux examens périodiques universels, le pays a enregistré un recul dans ce domaine ces dernières années. Le retrait de la Tunisie du protocole facultatif de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (qui permet aux individus de saisir cette cour après avoir épuisé toutes les voies de recours nationales) ferme une porte d’accès à la justice internationale. Cela constitue un grave manquement aux engagements de notre pays envers ses citoyens. De plus, l’État tunisien a souvent ignoré les recommandations issues des examens périodiques universels, notamment celles relatives à la liberté de la presse, à l’indépendance du pouvoir judiciaire, et aux droits économiques et sociaux. Cette attitude reflète une réticence croissante du gouvernement à se soumettre aux exigences de la communauté internationale, préférant gérer la question des droits de l’homme comme un dossier purement national, loin de tout contrôle externe.
Certes, l’affaiblissement des garanties internes est, à mon sens, incontestablement grave. Le retrait progressif des dispositifs internationaux de protection des droits humains montre en outre une volonté de réduire les engagements externes de la Tunisie et d’assumer un contrôle plus direct sur ses affaires internes, souvent au détriment des libertés fondamentales et des droits humains. D’où la nécessité d’une réflexion en profondeur en vue d’un réajustement indispensable pour garantir les droits fondamentaux.
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