Lors de la dernière édition des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC), près de 30 films ont été projetés, témoignant de la vitalité du secteur dans notre pays.
Pourtant, cette effervescence créative se heurte à une réalité bien plus sombre : l’absence d’infrastructures adéquates pour diffuser ces œuvres dans des conditions décentes. La rareté des salles de cinéma, leur vétusté, ainsi que l’arrivée de géants internationaux sur le marché local, menacent l’équilibre fragile d’un secteur en mutation.
Déclin
Actuellement, la Tunisie ne dispose que de 34 salles de cinéma, réparties dans seulement 7 des 24 gouvernorats du pays. Cela signifie que plus des deux tiers du territoire national n’ont aucun accès direct à une salle de cinéma, selon les chiffres de l’Institut national de la statistique (INS).
Une situation préoccupante quand on se remémore les années 1970, époque à laquelle la Tunisie comptait plus de 110 salles, témoignant d’une époque où le cinéma était un vecteur important de culture et de lien social.
Ce déclin ne peut être attribué à un seul facteur. Il résulte d’une combinaison de désinvestissement public, d’une mutation des habitudes de consommation culturelle -avec la montée en puissance des plateformes de streaming- et d’un manque de stratégie nationale pour soutenir ce secteur essentiel.
Salles coûteuses à rénover
La plupart des salles encore en activité souffrent d’un manque criant d’entretien. La modernisation des équipements (projecteurs, son, sièges) nécessite des investissements conséquents que les exploitants peinent à financer. L’exemple de la salle CinéMadart, située dans la banlieue nord de Tunis, est éloquent : elle est fermée depuis janvier pour rénovation, en pleine saison cinématographique.

“Cette fermeture nous met en difficulté”, confient les exploitants Kaïs Zaied et Amel Saadallah, interviewés par Nawaat. “Non seulement les travaux sont coûteux, mais en plus nous devons continuer à assurer les salaires, les charges fixes et les expertises, sans aucune rentrée d’argent”, renchérissent-ils.
Les lourdeurs administratives ralentissent également les projets de rénovation. De plus, la majorité des équipements (notamment les sièges ou le matériel de projection) est importée, ce qui alourdit encore la facture, surtout en l’absence de soutien public, abonde Lassad Goubantini, dans un entretien avec Nawaat.
L’État aux abonnés absents
Face à ces difficultés, les exploitants dénoncent le désengagement progressif de l’État. Pour Goubantini, naguère figure dominante du secteur, les salles obscures sont devenues vétustes à cause de l’inaction des autorités :
Contrairement à la France, la Tunisie n’a pas mis en place de mécanismes d’aide solides pour soutenir le secteur, notamment pendant la crise du Covid-19.
Autrefois, une commission d’aide à la rénovation existait, apportant un soutien partiel aux exploitants. Cette commission n’est plus active depuis près de trois ans. “Aujourd’hui, nous devons nous débrouiller seuls face à une conjoncture économique difficile, sans aide publique, avec une fiscalité pénalisante“, dénonce-t-il.
La suspension de la subvention du ministère des Affaires culturelles est également décriée par Kaïs Zaied et Amel Saadallah.
Conséquence : les propriétaires de salles doivent désormais se débrouiller seuls. Et dans un marché aussi restreint que celui de la Tunisie, cela revient à signer leur arrêt de mort, surtout face à l’arrivée de puissants concurrents.
Face aux géants internationaux
Depuis quelques années, les multiplexes internationaux comme Pathé ont fait leur entrée sur le marché tunisien. Bien que leur arrivée ait été saluée par une partie du public, elle est perçue par d’autres comme une forme de concurrence déloyale, dans un contexte où les acteurs locaux ne jouent pas à armes égales.
“Pathé est une multinationale. Ils achètent leur matériel à des prix très compétitifs, parfois trois fois moins chers que nous. Ils peuvent proposer des billets à 19 dinars, alors que nous avons du mal à maintenir des tarifs abordables pour les quartiers populaires“, explique Goubantini.
Pour lui, la coexistence entre les multiplexes et les cinémas de quartier est possible, mais elle suppose une régulation intelligente, ainsi qu’un accompagnement de l’État.
Les salles de cinéma de proximité ne sont pas de simples lieux de diffusion de films. Elles sont aussi des espaces de lien social, d’échanges et de débats, notamment dans les quartiers populaires où les activités culturelles sont rares.
Leur disparition menace donc non seulement la diversité culturelle, mais aussi le tissu social, déplore Habib Belhedi, propriétaire de la salle Le Rio, située au centre ville de Tunis, dans un entretien avec Nawaat.

Il est important de rappeler que l’après-révolution a été marqué par un regain d’intérêt pour le cinéma tunisien, porté par une nouvelle génération de cinéastes. Des films ont rayonné à l’internationale : “Nhebek Hedi” de Mohamed Ben Attia, ayant remporté le prix du meilleur premier film à la Berlinale en 2016, “Le Dernier d’entre nous”, de Ala Eddine Slim, récompensé pCinéma tunisien: Entre salles vétustes et concurrence déloyalear le Prix Mario Serandrei pour la meilleure contribution technique à la Semaine internationale de la critique de la Mostra de Venise en 2016 ou récemment “Les Filles d’Olfa” de Kaouther Ben Hania, ayant reçu le César du meilleur film documentaire en 2024 ou nominé aux Oscars la même année.
D’autres films, dans la catégorie commerciale, à l’instar de “Sahbek Rajel” ou “Bolice” ont attiré un public nombreux. CinéMadart et d’autres petites structures ont ainsi contribué à cette dynamique, en misant sur des films locaux et en maintenant des tarifs accessibles.
Le public reste attaché au cinéma, malgré tout
Le public tunisien n’a pas totalement tourné le dos aux salles obscures, mais certaines, notamment celles de quartier, peinent à attirer les spectateurs. Selon Habib Belhedi, la télévision a peu à peu capté l’attention des habitants, les éloignant progressivement du septième art. Résultat : une fracture culturelle avec le cinéma et, plus largement, un appauvrissement intellectuel du grand public.
Même si la fréquentation est en baisse comparée aux décennies passées, certains succès récents montrent qu’il existe encore un véritable engouement. Des films commerciaux locaux, mais aussi des productions internationales comme “Barbie” (77 000 entrées) ou “Oppenheimer” (50 000 entrées), ont suscité un intérêt notable.
Le problème n’est donc pas le désintérêt du public, mais bien l’absence d’une offre de qualité et accessible à tous. Sans politiques publiques fortes pour accompagner ce secteur, il est à craindre que l’avenir du cinéma tunisien ne soit confisqué par quelques grandes enseignes, au détriment de la diversité culturelle et de l’accès à la culture pour tous.

Face à ces enjeux, la question centrale reste celle de la volonté politique : faut-il laisser les multinationales dicter les règles du jeu ou repenser une politique culturelle nationale qui soutient les petites salles, valorise la production locale et protège l’accès équitable à la culture?
A noter que le budget prévu pour la mission des Affaires culturelles en 2025 s’élève à 425,4 millions de dinars, soit une hausse de 3% par rapport à 2024.
En revanche, le budget de la Présidence de la République tunisienne pour la même année atteint 214,259 millions de dinars, avec une augmentation de 13,859 millions de dinars par rapport aux 200,400 millions de dinars alloués en 2024, ce qui représente une hausse de 6,91 %. La différence notable réside dans l’ampleur de l’augmentation : alors que celle des Affaires culturelles est de 3 %, celle de la Présidence est plus significative, atteignant presque 7 %.
Dans l’attente d’une réaction qui tarde à venir, Belhedi déplore:
il existe une inégalité flagrante dans l’accès à la culture, dont personne ne parle — ni les acteurs du secteur, ni l’État, ni même l’opposition.
Or en l’absence de mesure d’urgence, le rideau risque de tomber définitivement sur le secteur en déshérence.
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