La révolution tunisienne de 2011 a marqué une rupture décisive avec l’ordre autoritaire, ouvrant un espace politique, médiatique et social inédit. Dans cet élan démocratique, la société civile s’est considérablement élargie, portée par une soif de liberté d’expression et une volonté affirmée de participation citoyenne. Ce renouveau a été activement soutenu par les ONG locales et internationales, qui ont investi dans la formation, l’accompagnement et le financement des initiatives émergentes, tout en plaidant pour l’instauration d’un cadre juridique plus favorable à la vie associative. En l’espace de quelques années, le nombre d’associations a connu une progression spectaculaire, passant de 9 600 en 2011 à plus de 25149 en avril 2025, selon le Centre d’information, de formation, d’études et de documentation sur les associations (IFEDA). Cette évolution traduit, du moins en théorie, une recomposition profonde et dynamique du tissu associatif tunisien.

C’est dans ce contexte d’effervescence civique et institutionnelle que les médias associatifs (appelés aussi médias citoyens, alternatifs ou de la société civile) ont vu le jour, sous des formats variés : TV web, radios web et radios FM. Les télévisions en ligne restent encore marginales et peinent à trouver leur place dans le paysage audiovisuel tunisien. Ce sont surtout les radios web et FM qui se sont affirmées comme des acteurs médiatiques significatifs, notamment dans les régions où la couverture des radios privées demeure faible, voire inexistante.

Deux avancées majeures ont consolidé la reconnaissance institutionnelle des radios associatives : d’une part, le décret-loi n°2011-116 du 2 novembre 2011 relatif à la liberté de la communication audiovisuelle, qui reconnaît formellement l’existence du secteur des médias associatifs (article 3) ; d’autre part, l’adoption, en 2014, par la HAICA d’un cahier des charges définissant leur cadre juridique et fixant les conditions d’attribution des licences.

Tunis Décembre 2014 – Conférence sur “les radios associatives et les moyens d’assurer leur pérennité”, organisée par la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle – HAICA

Ces radios ont en outre été soutenues par divers acteurs internationaux, à travers des appuis techniques, logistiques, financiers ainsi que des programmes de formation. Parmi ces acteurs, figurent l’UNESCO, l’Union européenne, Oxfam ou encore l’Association mondiale des radiodiffuseurs communautaires (AMARC). Par ailleurs, étant théoriquement moins soumises aux pressions de l’audimat, des annonceurs et des actionnaires (auxquels elles ne sont pas structurellement liées comme le sont les médias commerciaux), ces radios étaient censées jouir d’une précieuse marge d’indépendance.

Progressivement, ces médias ont été investis d’une mission stratégique, (souvent pensée dans une logique instrumentiste), les érigeant en acteurs clés, voire en piliers supposés, de la transition démocratique. Cet essor institutionnel et symbolique s’est également traduit par une implantation progressive sur l’ensemble du territoire national. Chaque gouvernorat abrite désormais plusieurs de ces structures. À ce jour, on compte 36 radios associatives, dont 19 diffusent sur la bande FM (même si plusieurs d’entre elles sont actuellement inactives) et 14 émettent exclusivement en ligne. Elles sont généralistes ou centrées sur des thématiques spécifiques telles que la santé, la jeunesse, les droits humains ou le développement local.  Au-delà de leur fonction informative, elles devaient jouer un rôle essentiel dans l’apprentissage civique en offrant aux citoyens des espaces de participation à la production médiatique, leur permettant d’acquérir des compétences techniques et de se familiariser avec les valeurs démocratiques et les droits humains. Cette vocation éducative et humaniste a d’ailleurs été explicitement consacrée par le cahier des charges de la HAICA.

La présence de ce maillage radiophonique associatif, conjuguée à celle des radios publiques et privées, a largement contribué à enrichir et à densifier le paysage médiatique tunisien. Elle incarnait une promesse ambitieuse : celle d’une plus grande diversité des voix, d’un élargissement de l’espace démocratique et d’un véritable renouveau du débat public. Dans un contexte régional souvent dominé par la concentration des médias et les restrictions à la liberté d’expression, cette configuration aurait même pu ériger la Tunisie en modèle inédit de pluralisme médiatique.

Du potentiel aux précipices : la double fragilité

Bien qu’elles aient bénéficié à leurs débuts de nombreux atouts, les radios associatives semblent aujourd’hui s’éloigner progressivement de leur vocation initiale, perdant l’élan et la légitimité symbolique qui avaient nourri les espoirs fondés sur elles. Elles font désormais face à une crise structurelle profonde, mettant en péril leur pérennité. Situées au croisement de deux sphères fragiles ; le secteur associatif et le champ médiatique, elles cumulent, en effet, les vulnérabilités inhérentes à chacun.

Tunis 15 Février 2024 – Le réseau de l’Union Tunisienne des Médias Associatifs (UTMA) célèbre la journée mondiale de la radio, avec le soutien de l’Unesco et de l’ONG Article 19 – UTMA

En tant qu’associations, elles héritent des fragilités structurelles d’un tissu associatif dont l’expansion rapide après 2011 ne s’est pas accompagnée d’un processus de consolidation durable. Et si le décret-loi 2011-88 a instauré un cadre juridique relativement libéral, la réalité du terrain reste marquée par une série de dysfonctionnements : dépendance excessive aux financements étrangers, faiblesse des soutiens publics, instabilité financière chronique. Un rapport publié en novembre 2024 par l’Administration générale des associations et des partis politiques faisait état de 481 procédures de dissolution automatique, dans un contexte de durcissement des contrôles liés au financement extérieur. Si, du côté des autorités, ces mesures sont justifiées au nom de la transparence et de la souveraineté nationale, elles sont perçues par les associations comme des instruments de reprise en main et de contrôle étatique.

À ces vulnérabilités financières s’ajoutent des problèmes structurels de gouvernance : faible professionnalisation, forte rotation des équipes, absence de vision stratégique, déficit de formation en gestion et en management. Ainsi, derrière le chiffre officiel de 25 000 associations enregistrées, seule une minorité – quelques centaines tout au plus – se révèle véritablement active et pérenne, soulignant le décalage entre expansion quantitative et efficacité réelle.

En tant que médias, elles se heurtent à des défis structurels majeurs, communs à l’ensemble du secteur audiovisuel mondial comme la concurrence croissante des géants du web ou les rivalités internes … mais exacerbés dans le contexte national. Elles souffrent notamment de l’absence d’une politique publique cohérente et structurée en matière de médias, ce qui les maintient en marge des mécanismes officiels de soutien institutionnel. À cela s’ajoute l’absence d’un modèle économique stable et durable. Le marché publicitaire, dominé par une logique strictement commerciale et accaparé par quelques grands groupes privés, limite drastiquement l’accès des petites structures, et plus encore des médias associatifs, aux ressources financières.

Par ailleurs, l’Office national des télécommunications (ONT), qui partage avec l’Agence nationale des fréquences (ANF) le monopole de la gestion des fréquences et de la programmation terrestre, impose des frais de radiodiffusion particulièrement élevés (parfois de plusieurs dizaines de milliers de dinars) que nombre de radios associatives peinent à payer.

Certes, la HAICA est intervenue en 2015 pour négocier une réduction de ces coûts (jusqu’à 50 % pour certaines radios situées dans les régions de l’intérieur), mais cette mesure reste insuffisante et inégalement appliquée. Il convient de rappeler que la HAICA elle-même est en situation de quasi-léthargie depuis quelques années. Cette paralysie institutionnelle a brisé l’échine des radios associatives, privées d’un soutien réglementaire, financier et symbolique vital.

Les conséquences directes de cette double pression (associative et médiatique) finissent par peser lourdement sur ces radios et sur les individus qui les animent au quotidien. Le déséquilibre financier les contraint à fonctionner avec des ressources limitées, souvent dépendantes de financements extérieurs ponctuels, principalement fournis par des ONG ou des bailleurs internationaux. Cette dépendance, bien que parfois salutaire, fragilise leur autonomie éditoriale et compromet leur pérennité à long terme.

Parallèlement, la précarité des professionnels constitue un véritable goulot d’étranglement. Journalistes, animateurs, techniciens ou producteurs exercent bien souvent dans des conditions instables, avec des contrats précaires (comme le CIVP), des rémunérations dérisoires, voire une implication purement bénévole. Seul résistent les radios associatives bénéficiant du soutien de grandes ONG internationales et/ou celles parvenues à développer des sources de revenus complémentaires, notamment par la location de leurs locaux ou leurs studios, l’organisation de formations ou l’obtention de quelques encarts publicitaires. Les autres, particulièrement celles implantées dans les régions de l’intérieur, s’éteignent progressivement, devenant des médias fantômes réduits à une présence purement symbolique, sans programmation significative ni ancrage réel. Ce processus rappelle celui qu’ont connu nombre de médias commerciaux apparus dans l’effervescence postrévolutionnaire où seuls ceux disposant de ressources financières solides ont pu survivre.

Crise de sens et déconnexion sociale

L’ensemble des contraintes – financières, humaines, structurelles – a progressivement creusé un écart profond entre les ambitions fondatrices des radios associatives et leur fonctionnement actuel. Faute de moyens, mais également en raison des lourdeurs administratives et fiscales qui rendent leur fermeture difficile et coûteuse, nombre d’entre elles continuent d’exister sous une forme minimale, uniquement pour ne pas disparaître juridiquement. Derrière l’étiquette de «radio associative» se maintiennent alors, bien souvent, des structures en sursis, tenues à bout de bras par quelques bénévoles isolés, sans projet éditorial, ni accompagnement stratégique, ni soutien durable.

17 novembre 2020 – Hichem Mechichi chef du gouvernement en réunion avec une délégation de l’Union Tunisienne des Médias Associatifs (UTMA),– Présidence du gouvernement

Le résultat se traduit par une programmation appauvrie et désarticulée. De nombreuses stations diffusent majoritairement un flux musical continu, dépourvu de thématique, de contextualisation ou de cohérence éditoriale, à quoi s’ajoutent, à intervalles irréguliers, quelques émissions sans rendez-vous fixe ni réelle interaction avec les publics. Cette désaffection du lien avec les auditeurs se manifeste également dans le traitement de l’information : dans bien des cas, ces radios se contentent de reprendre les bulletins d’information diffusés par les médias généralistes, publics ou commerciaux, sans proposer de contenu local original.

Cette déconnexion traduit un abandon progressif des principes constitutifs de la radio associative : ancrage local, inclusion sociale, participation citoyenne. Le danger ne réside pas uniquement dans leur possible disparition technique, mais dans leur érosion symbolique. Car en se vidant de leur substance démocratique, ces médias révèlent l’impasse d’un modèle de transition qui a multiplié les dispositifs sans assurer leur viabilité. En somme, les radios associatives sont devenues le miroir d’une promesse démocratique inaboutie, où l’ouverture formelle des espaces n’a pas été suivie d’un réel accompagnement politique et structurel.