La situation des établissements pénitentiaires tunisiens est critique. C’est ce qui ressort d’un rapport publié par la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH), le 17 mai. Derrière les murs, se profilent des réalités méconnues: surpopulation, détention arbitraire, conditions inhumaines, maltraitance des minorités et violence institutionnalisée.
Le document dresse un bilan approfondi des interventions menées par les équipes de visite et les groupes de travail chargés du suivi du respect des droits humains dans les lieux de détention en Tunisie entre 2022 et 2025.
Il repose sur les constatations effectuées au cours de multiples visites dans les prisons du pays. Et ses conclusions sont sans appel : le système carcéral tunisien est en état d’alerte, miné par de graves défaillances structurelles et une multitude de violations des droits fondamentaux.
En effet, la quasi-totalité des prisons tunisiennes souffre d’un délabrement généralisé. Les infrastructures sont anciennes, souvent mal entretenues, et inadaptées aux exigences de sécurité, de dignité et de respect des normes internationales. D’après les données de la LTDH, dans huit établissements, la superficie allouée à chaque détenu ne dépasse pas les 2 m², alors que les standards internationaux recommandent un minimum de 4 m² par personne.
Autre point critique : 80 % des établissements pénitentiaires ne disposent d’aucun système de classification des détenus. Cette absence entraîne une cohabitation dangereuse entre prévenus et condamnés, entre primo-délinquants et criminels endurcis, augmentant considérablement les tensions et les violences internes.
Le recours excessif à la détention préventive aggrave la surpopulation carcérale. En 2022, plus de 55 % des personnes incarcérées se trouvaient en détention provisoire, sans jugement définitif. Des prisons comme celles de Mornaguia, Sfax ou Manouba enregistrent des taux d’occupation supérieurs à 150 % de leur capacité, rendant toute gestion humaine et sécuritaire quasi impossible.

Cette facilité à mettre les gens en prison s’est accentuée ces derniers temps. Interviewé par Nawaat, Chadi Trifi membre du bureau exécutif de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) dénonce la banalisation des peines privatives de liberté prononcées par des magistrats, notamment après les vacances judiciaires de cette année.
“Les procureurs de la République ont tendance à envoyer les inculpés en prison sans un examen approfondi de leurs dossiers. En réalité, ils ne savent pas ce que c’est que de mettre une personne dans une prison en Tunisie”, déplore Chadi Trifi.
Résultat : le taux de surpopulation carcérale est passé de 170 % à 300 % en été dernier.
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Atteinte à la dignité humaine
Cette surpopulation carcérale rend impossible la mise en œuvre d’activités de réhabilitation, favorise les tensions et accélère la propagation des maladies. De nombreux détenus dorment à même le sol ou sont contraints de partager un lit dans des conditions insalubres. Cette promiscuité imposée, alliée à l’absence de séparation par profil judiciaire, alimente la violence et compromet toute perspective de réinsertion.
L’hygiène dans les établissements pénitentiaires est largement déficiente. Les détenus manquent souvent de produits de base pour l’entretien de leur personne. Les toilettes et douches sont insuffisantes au regard du nombre de détenus, et l’accès aux soins est minimal. Le droit à une promenade quotidienne, inscrit dans la législation tunisienne, n’est pas toujours respecté, limitant l’activité physique et l’équilibre psychologique des prisonniers.
Sur le plan sanitaire, la présence de médecins généralistes dans certaines prisons est insuffisante pour répondre à la diversité des pathologies. Le manque de spécialistes, notamment des psychiatres, l’irrégularité du suivi médical, la vétusté des unités de soins internes et la mauvaise coordination des transferts vers les hôpitaux extérieurs laissent de nombreux détenus sans traitement adéquat.
L’alimentation constitue un autre point négatif: les repas servis manquent de valeur nutritionnelle, sont peu variés et souvent en quantité insuffisante. Les tensions liées à l’accès à la nourriture créent des conflits, d’autant plus que certains détenus dépendent de l’aide de leurs familles pour compléter leurs repas.
Groupes vulnérables : les oubliés du système
Les femmes, les enfants, les personnes avec handicap, les migrants et personnes LGBTQI+ sont parmi les plus affectés par la défaillance du système pénitentiaire tunisien.
La situation des personnes vivants avec de troubles psychiques en détention illustre l’ampleur des carences du système. Bien que les textes de loi nationaux et internationaux interdisent l’incarcération de personnes déclarées pénalement irresponsables, celles-ci restent en prison faute de places dans des établissements spécialisés.
La LTDH recense des dizaines de décisions judiciaires de transfert vers des hôpitaux psychiatriques qui n’ont jamais été exécutées. Résultat : ces personnes, vulnérables, demeurent dans des conditions inadaptées à leur état de santé, et sont souvent exposées à de la maltraitance.
Quant aux détenus ayant un handicap moteur, ils sont fréquemment placés dans des cellules inadaptées, sans équipements spécialisés ni personnel formé à leurs besoins.
Les femmes, qui représentent environ 4 à 5 % de la population carcérale, sont aussi confrontées à un manque criant d’infrastructures adaptées. Les soins médicaux spécifiques, en particulier gynécologiques, sont insuffisants.
Les femmes enceintes, allaitantes ou accompagnées d’enfants de moins de trois ans ne bénéficient pas de conditions de vie conformes à la dignité humaine. Certaines subissent des agressions sexuelles, en particulier lors de l’arrestation ou des interrogatoires.
Les personnes LGBTQI+, quant à elles, sont victimes de stigmatisation et de violences physiques ou psychologiques. Leur identité de genre et/ou orientation sexuelle est parfois révélée publiquement, exposant ces détenus à des humiliations ou à des agressions. L’absence de politiques de protection spécifiques accentue leur marginalisation.
La situation des migrants incarcérés est tout aussi préoccupante. En 2024, environ 300 migrants, en majorité originaires d’Afrique subsaharienne, étaient détenus dans les prisons tunisiennes, souvent pour des infractions liées à l’immigration. Ils font face à des détentions prolongées sans procès équitable, dans des centres surpeuplés et sans les garanties juridiques minimales. Les ONG nationales et internationales ont dénoncé de nombreuses violations répétées à leur encontre.
Violences institutionnelles : un système punitif en roue libre
Au-delà des conditions matérielles, le rapport pointe une série de pratiques humiliantes, voire violentes, perpétrées par les autorités pénitentiaires.
L’entrée en prison est souvent vécue comme une épreuve traumatisante. La fouille corporelle, systématique, se déroule parfois sans respect de l’intimité des détenus, en particulier des femmes, contraintes à se déshabiller intégralement devant plusieurs agents.
Dans certains cas, cette procédure est accompagnée d’actes de violence physique, renforçant la sensation de déshumanisation dès les premiers instants de l’incarcération.
À cela s’ajoute un manque d’information sur les droits fondamentaux des détenus. Nombre d’entre eux ignorent les recours juridiques dont ils disposent, la durée exacte de leur détention ou les moyens de communication avec leurs proches.

Autre dérive inquiétante : le recours à la punition collective. Lorsqu’un incident survient, il arrive que l’ensemble des détenus d’un quartier ou d’une aile soit sanctionné, avec à la clé une suspension des visites, une interdiction de promenade, ou un blocage des colis, sans identification des véritables responsables. Cette pratique contrevient gravement au principe de responsabilité individuelle.
Le climat de violence institutionnelle, l’absence de soins et la négligence peuvent avoir des conséquences fatales. Entre 2018 et 2023, plus de 130 décès ont été enregistrés dans les établissements pénitentiaires tunisiens, selon les rapports de la LTDH, de l’Instance nationale pour la prévention de la torture et de l’Observatoire tunisien de l’indépendance de la justice. Parmi ces cas, 16 ont été qualifiés de “morts suspectes“, survenues dans des circonstances obscures, sans qu’aucune enquête ne soit menée à terme jusqu’à la fin de l’année 2023.
Les causes évoquées incluent la torture, les mauvais traitements, le refus de soins médicaux, ou encore la négligence délibérée. Le manque de transparence des autorités sur ces décès renforce la méfiance et l’indignation des organisations de défense des droits humains.
Exprimer cette indignation est désormais un acte de résistance. Oser critiquer l’état des prisons devient une ligne rouge que le régime ne tolère plus. L’attaque judiciaire contre l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, lancée par la Direction générale des prisons et de la rééducation, est le reflet de cette répression impitoyable envers ceux qui osent dénoncer les conditions inhumaines imposées aux détenus.
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