Victimes d’exploitation économique, les migrantes souffrent également des stigmates des violences sexuelles vécues dans leur pays d’origine, durant leur trajet migratoire ou en arrivant en Tunisie.
Ces violences sont « quasi systématiques » lors du trajet vers la Tunisie, fait savoir Rim Abdelmalek, professeure en maladies infectieuses à l’hôpital de la Rabta, lors d’une table ronde organisée le 20 octobre à Tunis, par le programme national de lutte contre le Sida avec l’appui d’ONUSIDA.
« On a eu le témoignage d’un migrant contraint par des officiers à avoir des rapports sexuels avec un groupe de neuf migrantes sous peine d’être tué. Cela s’est passé à la frontière algérienne. Et ce n’est pas un cas isolé », déplore le médecin.
Un parcours jonché de violences
Les migrantes parviennent en Tunisie après un long calvaire vécu dans leur pays d’origine. Fatou, une Ivoirienne de 44 ans, est arrivée en Tunisie en 2016.
Née suite à un viol, Fatou a été confrontée dès son plus jeune âge, aux difficultés dans son pays. « Ma sœur jumelle et moi, avons été mal vues. On ne nous désignait jamais par nos noms. On nous nommait « les bâtardes » ». Elevée par la famille de sa mère, elle a été violée par son oncle jusqu’à ses 12 ans.
« Pour mon oncle, comme pour le reste de la société, on est moins que rien », dit-elle avant de fondre en larmes. Il lui a fallu un long moment pour reprendre ses forces et poursuive : « C’est à ce mon moment que j’ai rencontré mon futur mari. Il était censé m’arracher des griffes de mon oncle. Mais j’étais aussi la malvenue dans sa famille ».
A 12 ans, Fatou tombe enceinte : « Je ne sais pas si ce premier enfant était de mon oncle ou de mon fiancé », lance-t-elle résignée. Depuis, elle a eu trois autres enfants avant de quitter Abidjan. « J’espérais recommencer une autre vie loin de tout ça », raconte-t-elle. Et c’est légalement qu’elle a débarqué ici, via la ligne aérienne directe reliant son pays à la Tunisie.
Kadiatou, quant à elle, a dû traverser les frontières terrestres avant d’arriver en Tunisie. De la Guinée, elle est passée par le Mali et l’Algérie. Née garçon, Kadiatou est une transsexuelle. Elle aussi a été victime d’une agression sexuelle.
« A 10 ans, j’ai été violée par un homme. Mais je n’étais pas considérée par ma famille comme une victime mais comme un enfant maudit ». Privée d’école et pourchassée par son père qui menaçait de la tuer, elle a fui son pays en 2018, accompagnée de son frère. Ce dernier n’a pas survécu à la traversée du désert.
Elle est restée en Algérie de 2018 à 2021, cantonnée dans une maison où étaient entassés des migrants venus de plusieurs pays. « Je leur faisais à manger. Certains ont abusé de moi. On me traitait de pédé », se souvient-elle.
Comme Kadiatou et Fatou, plusieurs migrantes ont subi des violences sexuelles ou ont fui des mariages forcés. « Certaines ont vécu ces viols dans leurs pays d’origine et ont émigré pour cette raison. D’autres les ont endurés lors de la traversée des frontières », relève une psychologue dans une ONG internationale, ayant requis l’anonymat afin, dit-elle, « de protéger ses ayants droit ».
« Ces viols ont lieu tout au long du parcours ou lors d’une étape. Ils servent parfois de monnaie d’échange pour laisser passer la victime si elle ne dispose plus d’argent pour payer le reste de la traversée. Certaines racontent qu’elles ont fait l’objet d’un viol collectif ou devant leurs époux et leurs enfants », renchérit la psychologue.
Ce constat est partagé par Wafa Fraouis, directrice du centre d’hébergement des femmes victimes de violences, Beity, qui accueille notamment des migrantes.
De nombreuses migrantes arrivées par voie terrestre via la Libye racontent le même calvaire : des viols collectifs pendant une longue période, affirme-t-elle à Nawaat.
La découverte des pratiques esclavagistes dont sont victimes les migrants en Libye a provoqué un tollé en 2017. Sept ans après, elles n’ont toujours pas disparu. « On recueille encore des témoignages de femmes qui ont été retenues dans des centres dont elles ignorent s’ils relèvent de l’Etat libyen ou de milices. Elles racontent que différents hommes abusaient d’elles plusieurs fois par jour ».
Certaines ont été relâchées après être tombées enceintes. Elles n’arrivent même pas à déterminer qui est le père de leur enfant. D’autres sont amenées à trouver de l’argent pour payer un passeur et sortir de cet enfer. Les plus chanceuses parviennent à fuir, ajoute-t-elle.
Rêves brisés
En quittant leurs pays, les migrantes espèrent trouver un meilleur avenir ailleurs. Les intermédiaires chargés de faciliter leur émigration leurs promettent un emploi décent. Travaillant comme assistante sociale dans son pays, Fatou a cru qu’elle allait exercer le même métier en Tunisie.
Une fois arrivée dans notre pays, son passeport a été confisqué par un intermédiaire ivoirien. Elle a dû travailler comme femme de ménage et lui verser la totalité de ses six mois de salaire. Comme Fatou, beaucoup font face aux fausses promesses des intermédiaires. Et pour certaines, les promesses de travail s’évaporent, cédant la place à la prostitution, explique la psychologue.
Sachant que d’après le dernier rapport de l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes (INLTP), 77% des cas de traite (exploitation économique et sexuelle, etc) enregistrés auprès de l’instance en 2021 concernent des femmes. Les étrangers représentent 82% des cas.
Résidantes en Tunisie illégalement, les migrantes sont des proies faciles. Les auteurs des agressions sexuelles peuvent être des Tunisiens ou des membres de leur communauté.
« Certains employeurs tunisiens se servent de l’illégalité du séjour des migrantes pour menacer de les dénoncer à la police si elles refusent leurs avances sexuelles », fait savoir Wafa Fraouis.
Kadiatou en a fait les frais. Travaillant dans un restaurant, elle a été harcelée sexuellement par son employeur. « Je n’ai pas cédé. C’est là qu’il m’a mise à la porte sans même me payer », s’insurge-t-elle.
Dans d’autres situations, l’auteur de l’agression est un membre de leur communauté. « Certains hommes se servent de leur faiblesse et leur laissent croire qu’ils les ont épousées, avant de les laisser tomber. Parfois, elles se trouvent par la suite enceintes », affirme la directrice de Beity.
Fatou a vécu en couple avec un membre de sa communauté. « C’est difficile de cohabiter avec d’autres personnes dans un même appartement. Chacun avait un vécu difficile. Le fait de leur avoir raconté mon histoire n’a pas arrangé les choses. A leurs yeux, j’étais devenue simplement une bâtarde qui a raté sa vie ».
Un an auparavant, Fatou a été poignardée par un Tunisien. Et elle continue à ce jour de souffrir des suites de cette blessure. Face à cette violence, elle espérait trouver en son compagnon « un protecteur ». Or voici que ce dernier lui a volé tout son argent avant d’aller en Italie.
Pour ces migrantes, les violences d’ordre sexuel font partie du quotidien. « J’ai pris un taxi pour venir à cet entretien. Lors du trajet, le chauffeur a commencé à me caresser. Il m’a proposé dix dinars pour coucher avec moi », raconte Kadiatou, en colère.
Et cette colère, elle la ressent tous les jours. Logée par le Haut-Commissariat des réfugiés (UNHCR) dans le quartier de Bousselsla à la Marsa, elle dit éviter de sortir. « Des jeunes me lancent des cailloux en m’injuriant ».
Fatou, elle, est amenée à sortir pour travailler mais aussi pour se soigner. Censée être entre de bonnes mains à l’hôpital, elle vient de subir « une humiliation » de la part d’un personnel soignant.
« J’étais intubée lorsqu’il est venu pour soi-disant m’examiner. Il a commencé à me tripoter les seins avec insistance et à se masturber. Le lendemain, il est revenu comme si de rien n’était, en demandant à ses collègues si j’allais mieux ». Fatou a gardé le silence. « Je ne pouvais rien dire. Personne ne va me croire ! », raconte-t-elle, en sanglots.
Fatou ne compte pas porter plainte. « Les policiers ne nous prennent pas au sérieux. Ils se contentent d’enregistrer nos plaintes », regrette-t-elle.
Pourtant, la loi 58 sur l’élimination des violences envers les femmes s’applique aussi pour les migrantes. Contacté par Nawaat, le ministère de la Femme n’a pas répondu à notre demande concernant le nombre des migrantes victimes de violences et le processus de leur prise en charge.
La difficile survie
Traînant des traumatismes, ces victimes ont besoin d’un suivi psychologique. Kadiatou et Fatou bénéficient d’une prise en charge psychiatrique mais ne suivent pas avec assiduité leur traitement. Difficile pour elles d’avoir affaire avec certains membres du personnel dans les hôpitaux. « À l’accueil, ils me disent « Va, va ». Je les entends chuchoter et rire », dénonce Kadiatou.
La psychologue admet l’existence de ce genre de pratiques discriminatoires à l’égard des migrants. « Nous travaillons avec d’autres ONG pour faciliter la prise en charge médicale. Et nous avons constaté quelques améliorations. Le staff médical commence à s’habituer à la prise en charge des populations migrantes », explique-t-elle.
En Tunisie, cette population migrante est pourchassée, depuis les propos virulents tenus à son encontre par le président de la République Kais Saied, en février dernier. Début août, beaucoup de ces migrants ont été refoulés vers les zones désertes à la frontière avec la Libye et l’Algérie. Parmi eux des femmes exposées de nouveau à l’exploitation sexuelle.
Fatou se dit « coincée » en Tunisie. « Face à la détérioration de la situation, il me semble que je n’ai plus le choix, il faut décamper », dit-elle. Elle ne compte pas retourner dans son pays. « Sans argent, je ne suis rien là-bas ». Quant à Kadiatou, elle a peur de prendre la mer comme beaucoup de ses amis. Elle ne veut pas non plus rester en Tunisie.
La traversée de la méditerranée parait envisageable pour Fatou. Mais, elle n’est pas sans danger. Outre le risque d’y périr, elle pourrait aussi tomber entre les mains de proxénètes qui font de l’exploitation sexuelle des migrantes en Europe un commerce juteux.
Fatou est consciente de ces dangers mais se remet à Dieu. « Dans ma vie, je n’ai pas fait que m’enfoncer. Peut-être qu’il a voulu ça pour moi. J’implore sa pitié ». Désespérées, beaucoup croient que Dieu va les extirper tôt au tard de leurs calvaires, conclut Fraouis.
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