La persécution et l’intimidation des journalistes est le thème principal du rapport annuel sur la réalité de la liberté de la presse en Tunisie pour l’année 2024, publié par le Syndicat national des journalistes tunisiens. Le rapport relève cinq peines d’emprisonnement de journalistes et de chroniqueurs, sans aucun rapport avec le décret 115 régissant la profession de journaliste, mais s’appuyant plutôt sur le tristement célèbre décret 54, ou s’inspirant des lectures que se fait le pouvoir des textes juridiques légitimant l’emprisonnement des journalistes et des esprits libres en général. Ainsi, pour une simple déclaration ou publication, le journaliste est jeté derrière les barreaux, en attendant que la «machine» commence à fonctionner et que de nouveaux chefs d’inculpation ou de nouvelles poursuites y soient adjointes après la fouille des téléphones et la perquisition des domiciles, à la recherche de preuves accablantes.

L’emprisonnement de la journaliste Chadha Hadj Mbarek, incarcérée à la prison de Messadine,  dans le cadre de l’affaire dite «Instalingo», a été le prélude à l’emprisonnement d’autres  journalistes sous divers chefs d’accusation, parmi lesquels le sexagénaire Mohamed Boughalleb, incarcéré à la prison de Borj El Amri pour avoir critiqué la gestion du ministère des Affaires religieuses et de son ministre de l’époque, Ibrahim Chaibi.

Chadha Hadj M’barek : un corps consumé comme prix

Depuis septembre 2021, les autorités judiciaires poursuivent la journaliste Chadha Hadj Mbarek pour de graves accusations liées à son travail dans le réseau Instalingo. Les investigations qui se sont poursuivies jusqu’au 19 juin 2023, ont conduit au maintien des accusations par le juge d’instruction du tribunal de Sousse. Cependant, la chambre d’accusation du même tribunal a délivré un billet d’écrou à l’encontre de Hadj M’barak près d’un mois après sa libération et l’a renvoyée à la prison de Messadine le 22 juillet 2023, refusant ainsi de la libérer sous quelque prétexte que ce soit. Depuis, la journaliste est confrontée aux dures conditions carcérales et à la maladie, malgré le soutien du Syndicat des journalistes tunisiens et la mobilisation des organisations de défense des droits de l’homme. La santé de la journaliste ne cesse de s’aggraver, l’incitant à entamer une grève de la faim pour faire entendre sa voix.

Juillet 2024. Rassemblement de solidarité des journalistes avec leur collègue emprisonnée Chadha Hadj M’barek, devant le tribunal de première instance de Sousse – Syndicat des journalistes

Le Syndicat des journalistes a, pendant trois ans, croisé le fer avec le pouvoir qui a ciblé et emprisonné le plus grand nombre de journalistes pour divers chefs d’accusation depuis 2011, tenant directement, dans son dernier communiqué, le ministère de la Justice et la Direction générale des prisons et de la rééducation pour responsables de la détérioration de l’état de santé de Chadha. Le syndicat met en garde contre les velléités d’inscrire ces pratiques dans une politique systématique faite d’arbitraire et d’abus conçus comme des peines supplémentaires. Cette mise en garde est venue après les appels de détresse successifs lancés par différents acteurs pour sauver ce qui restait de la santé d’une journaliste qui souffrait -et souffre toujours- dans les cellules de la prison de Messaadine. Chadha y mène une grève de la faim pour réclamer son droit aux soins, garanti par la Constitution. Alors que son état de santé s’est gravement détérioré en raison de problèmes rénaux et d’une déficience auditive qui l’a empêché d’entendre les questions de ceux qui l’avaient condamnée à la prison, comme l’ont rapporté des personnes présentes dans la salle d’audience du tribunal de Sousse, le 8 juillet 2024.

La dégradation de l’état de santé de Chadha dans les prisons surpeuplées du ministère de la Justice, loin d’être un cas isolé, a mis à nu la réalité des établissements pénitentiaires. A ce propos, l’avocat Souheil Medimegh, interrogé par Nawaat, affirme que la communication entre le collectif de défense et la journaliste avait été interrompue depuis plus d’un mois en raison de la demande de transfert du dossier d’un tribunal à l’autre. Ce qui empêche les avocats de lui rendre visite, les visites étant limitées aux seuls membres de la famille. Il confirme, néanmoins, que Chadha a entamé une grève de la faim, précédée d’une grève contre l’utilisation d’un médicament servant de sédatif, généralement administré par les médecins de prison aux détenus insurgés. Dans le même sillage, Medimegh souligne l’absence de soins dispensés à la journaliste par des médecins spécialisés, affirmant qu’elle n’a souvent droit qu’à des médicaments fournis par la médecine générale, lesquels ne sont généralement pas adaptés à sa maladie. Maître Medimegh souligne la nécessité de la faire examiner par une équipe médicale spécialisée avant que son état ne se détériore davantage et qu’elle ne finisse par perdre la vie derrière les barreaux. La journaliste emprisonnée souffre également de conditions de vie difficiles avec ses codétenues à l’intérieur même de son pavillon, où elle subit parfois des agressions physiques. L’état de tension et de surpopulation qui règne fait que les détenues se sentent outrées par la présence d’une prisonnière tellement malade qu’elle n’arrive même pas à réprimer ses gémissements. L’avocat estime que Chadha paie pour une affaire dans laquelle elle n’a rien à voir, et qu’elle est là juste pour servir de faire-valoir dans l’affaire Instalingo, que le pouvoir actuel a placée en tête de ses priorités.

Depuis son arrestation, le collectif de défense n’a pas cessé de demander sa libération, en rappelant à chaque fois les conditions de détention insoutenables et tous les problèmes de santé qu’elle traîne. Mais les autorités judiciaires insistent pour maintenir Chadha en prison, où elle continue à subir les mauvais traitements dans une indifférence inhumaine.

Mohamed Boughalleb : une lutte pour la survie

De la prison de Messadine à la prison de Borj El Amri, les lieux changent mais la réalité est la même. C’est là que croupit Mohamed Boughalleb depuis près de huit mois, suite à des plaintes déposées contre lui par le ministre des Affaires religieuses de l’époque et une fonctionnaire du même département qui l’accuse de «diffamation, attentat à la pudeur et atteinte à son honneur et à sa réputation», pour une publication attribuée au journaliste. Or selon l’avocat de Boughalleb, des expertises ont prouvé que la publication incriminée a été falsifiée. Mais, cela n’a pas été suffisant pour obtenir l’annulation du mandat de dépôt délivré contre le journaliste, qui purgera la totalité de sa peine le mois prochain, sans un seul jour de réduction, dont ses codétenus peuvent bénéficier pour bonne conduite. Boughalleb a été condamné à six mois de prison en première instance le 17 avril 2024 pour avoir «imputé à un fonctionnaire public ou assimilé des faits illégaux relatifs à ses fonctions, sans justifier de l’exactitude de l’imputation», comme le stipule l’article 128 du code pénal et sans que, par ailleurs, l’affaire ne soit instruite. Cependant, l’appel interjeté par la défense du journaliste, lors de l’audience du vendredi 28 juin 2024 à la Cour d’appel de Tunis, a fait porter la peine à huit mois dans la même affaire.

24 octobre 2024. Ziad Debbar, président du Syndicat des journalistes, accompagné des deux avocats : Mohamed Abbou et Jamel Boughalleb – Syndicat des journalistes

Approché par Nawaat à sa sortie du parloir, Jamel Boughalleb, frère du journaliste emprisonné et son avocat, affirme que la situation actuelle ne laisse entrevoir aucun signe d’apaisement. Il entrevoit même des lendemains plus douloureux pour les journalistes, qu’il soient en détention ou «en liberté provisoire». D’après lui, son frère et client a commencé depuis quelque temps à perdre la vue et l’ouïe du côté droit de la tête, en raison, dit-il, d’une négligence médicale et de l’absence de prise en charge directe par un médecin spécialisé au cours de la période précédente. L’administration pénitentiaire a accepté de le transférer à l’hôpital Charles Nicole après moult demandes, mais n’est-ce pas trop tard ? Il s’est avéré que les médicaments qui lui étaient administrés par le médecin de prison n’étaient pas adaptés à son état de santé. Ce qui soulève des questions lancinantes : s’agit-il d’une erreur accidentelle de diagnostic ou d’une tendance à la maltraitance et à la mort lente à l’intérieur de la prison ? Notre interlocuteur avoue qu’il n’y a aucune possibilité de dialoguer ou de communiquer avec les autorités compétentes : «Il n’y a personne à qui parler à ce sujet, assène-t-il. Le juge pénal est indifférent aux conditions des prisonniers et le ministère de la justice ne réagit ni aux rapports ni aux plaintes émanant des prisons. »

Selon son avocat, le journaliste sexagénaire a été récemment transféré au pavillon de Karraka, qui accueille généralement des prisonniers condamnés à de longues peines ou à la perpétuité, et où les conditions de vie sont plus difficiles que dans d’autres pavillons moins spacieux. Cette affectation semble totalement injustifiée, au vu de son casier judiciaire vierge, en plus de sa bonne conduite en prison et enfin de son âge. L’avocat tient la ministre de la Justice pour responsable des conséquences qui en découleraient. Poursuivant son réquisitoire, Jamel Boughalleb rapporte ce que lui avait dit son frère, lors de sa dernière visite : «Je vis au jour le jour, et je n’ai plus rien pour continuer à vivre. » Un aveu qui en dit long sur le désespoir qui gagne aujourd’hui les détenus qui, après avoir longtemps aspiré à la liberté, sont réduits, comme Mohamed, à lutter pour la survie. A son âge, il ne peut plus résister à tant d’injustices qui s’abattent sur lui, lui qui n’a jamais constitué une menace pour l’Etat tunisien ni figuré sur les listes des criminels les plus dangereux en Tunisie.

Juillet 2020. Une délégation de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme en visite à la prison civile de Mahdia – Photos LTDH

Prisons tunisiennes : quand la liberté et l’humanité sont confisquées

De nombreux rapports sur les droits de l’homme ont alerté sur la détérioration des conditions de détention dans les prisons tunisiennes, où la situation des journalistes emprisonnés n’est pas très différente de celle des autres détenus. Ces rapports ont notamment mis en garde contre la propagation de maladies dermiques et respiratoires, dans les petites cellules où les prisonniers sont entassés dans des lits et même sur le sol. Chadi Trifi, membre de la LTDH, confie à Nawaat ce que l’organisation a observé ces dernières années lors de ses fréquentes visites dans les prisons et les centres de détention, la dernière en date étant la visite de la prison de Sidi Amor à Kairouan. Cette prison accueille 776 détenus dans des cellules d’une capacité de 265 personnes seulement. La ministre de la Justice s’y était déjà rendu et avait ordonné de réduire le nombre de détenus.

Trifi explique que cet endroit n’est pas différent des autres prisons : ce sont des espaces où prolifèrent les maladies, les punaises, la gale, la conjonctivite et tant d’autres fléaux qui menacent la santé des détenus. Notre interlocuteur brosse un tableau des plus sombres de cette prison qui, selon lui, ne dispose que de deux médecins pour plus de 700 prisonniers. Une situation qui condamne les détenus à attendre parfois plusieurs mois pour obtenir un rendez-vous avec un médecin généraliste qui leur prescrit des analgésiques insuffisants et inefficaces pour les guérir de leurs maladies, compte tenu d’une pénurie chronique de médicaments, en particulier ceux destinés au traitement des maladies de la peau.

Janvier 2023. La ministre de la Justice en visite surprise à la prison de Borj El Amri – Ministère de la Justice

Chadi Trifi a visité, en compagnie d’autres membres de la LTDH, la majorité des prisons en Tunisie, y compris celles de Borj El Amri et de Messadine. Ces visites étaient systématiquement suivies de la remise de rapports et de recommandations à la ministre de la Justice. Cependant, il n’y a eu, selon lui, aucune réponse ni rencontre directe avec elle depuis sa prise de ses fonctions. Il faut dire qu’elle a toujours affiché de l’indifférence envers les détenus, en particulier les prisonniers politiques et d’opinion, dont elle a récemment nié l’existence. A cette occasion, Trifi réitère son appel à réviser le code pénal et à introduire des peines alternatives pour certains délits mineurs, en appliquant la présomption d’innocence, dans le but de réduire la pression et la surpopulation carcérale.

Les organisations tunisiennes et internationales des droits de l’homme ne cessent de tirer la sonnette d’alarme pour alerter les autorités sur la situation dramatique des détenus et l’état déplorable des prisons. Mais les autorités demeurent impassibles. Elles savent plus que quiconque ce qui se passe dans ces établissements, où des prisonniers politiques et d’opinion sont mêlés aux détenus de droit commun, et se voient même refuser des repas chauds.

Nawaat a, comme à son habitude, écrit aux autorités compétentes, représentées cette fois par le ministère de la Justice et la Direction générale des prisons et de la rééducation, pour obtenir des réponses au sujet de la situation critique de Chadha et de Mohammed, et aussi pour avoir un éclairage sur la situation générale dans les prisons. Mais après plus d’une semaine, nous n’avons comme d’habitude reçu aucune réponse de la part des autorités officielles concernées, n’ayant aucun égard au droit d’accès à l’information. Aujourd’hui, les souffrances des Boughalleb, Chadha, Zghidi, Dahmani et les autres ne trouvent peut-être pas d’oreilles attentives. Mais l’histoire nous a appris que la justice finit toujours par triompher et rétablir les victimes dans leurs droits.