Pendant une semaine, les JTC apportent une certaine effervescence dans les salles de spectacle. Cependant, le reste de l’année, la scène théâtrale peine à survivre. Les professionnels du secteur parlent d’un secteur à l’agonie, miné par les difficultés.
Pour beaucoup, l’État est en grande partie responsable. Paradoxalement, “sans l’aide du ministère des Affaires culturelles, il n’y a pas de théâtre“, assène Seif Ferchichi, acteur et chercheur, interviewé par Nawaat.
Le ministère subventionne les productions et distribue les aides financières. Pour qu’une œuvre soit distribuée par le ministère concerné, il est nécessaire qu’elle obtienne un visa délivré par une commission interne. Cependant, les critères d’attribution de ces visas restent flous, laissant place à l’arbitraire, au copinage et parfois à la censure, comme ce fut le cas avec la pièce Khamsoun (Corps otages) de Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi en 2006.
“Depuis 2011, la censure n’est plus vraiment de mise pour bénéficier de l’aide à la distribution et à la création. Cependant, le verrouillage politique actuel suscite des inquiétudes quant à un éventuel retour des pratiques de jadis”, confie Ferchichi.
Soutien à Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi
24/11/2006
Et les aides allouées sont jugées insuffisantes. En 2024, le budget prévu pour soutenir le secteur théâtral s’élève à 6,663 millions de dinars, alors que 59 % des dépenses du ministère des Affaires culturelles est absorbé par les salaires. Nourrehene Bousaiene, comédienne et présidente du syndicat des métiers des arts dramatiques relevant de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) , critique, dans un entretien avec Nawaat, cette situation qui limite les marges de manœuvre pour le soutien aux créateurs.
Un secteur peu attractif
Le théâtre tunisien, étant peu rentable et en dehors du star-system, peine à attirer des investissements privés. Seif Ferchichi souligne que même les JTC disposent d’un budget inférieur à celui des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC), malgré des dépenses souvent supérieures.
” Les JTC ne sont qu’une vitrine pour l’État “, note-t-il, ajoutant que cet événement repose sur la bonne volonté des professionnels désireux de maintenir l’aspect avant-gardiste du théâtre tunisien. Cependant, l’absence de stratégie claire de la part des autorités laisse le secteur dans une impasse.
Sous Habib Bourguiba, le théâtre bénéficiait d’une attention particulière, tant pour ses vertus culturelles que comme outil idéologique. Il était lui-même passionné de théâtre. Cette période a vu l’épanouissement de troupes régionales comme celles de Gafsa, avec Raja Ben Farhat, Fadhel Jaibi, Fadhel Jaziri, Mohamed Idriss et Raouf Ben Amor, du Kef de Moncef Souissi ou encore le théâtre organique d’Ezzedine Gannoun.
Sous Ben Ali, la censure a restreint la création, bien que certains aient réussi à contourner les interdits par des paraboles subtiles. La plus illustre en la matière est la pièce Klem Ellil (Les Paroles de la nuit) de Taoufik Jebali. Que reste-t-il de cet élan contestataire à notre ère, marquée par le retour de l’autoritarisme ?
Aujourd’hui, le secteur oscille entre un théâtre engagé, qui lutte pour exister, et un théâtre plus commercial, motivé par des gains financiers. “Un certain théâtre continue tant bien que mal à résister, à porter un projet politique et sociétal et un sens de l’engagement. Comme il y a aussi un autre théâtre plutôt commercial“, constate Ferchichi.
Infrastructures en ruine
L’époque des troupes régionales, pionnières et piliers du théâtre tunisien, est révolue. La télévision a éclipsé les troupes régionales, et les infrastructures sont aujourd’hui dégradées.
Ghazi Zaghbani, acteur, metteur en scène et propriétaire de l’espace L’Artisto, dénonce, dans un entretien avec Nawaat, le manque de moyens techniques et l’état déplorable des salles de spectacle en dehors de la capitale. Il appelle à un investissement accru pour garantir des conditions égales dans tout le pays. “Jouer une pièce dans les régions est un pari risqué en l’absence de moyens techniques et de salles entretenues“, dit-il.
Il invite ainsi l’Etat à offrir des espaces adéquats, garantissant des présentations théâtres de la même qualité que celles dans la capitale. “Au moins une seule salle valable. On n’en demande pas plus“, ironise-t-il.
“Les espaces privés comme El Teatro, Le Rio, El Hamra, L’Artisto, ne peuvent pas à eux seuls garantir une certaine continuité et attirer des spectateurs. Surtout que le secteur a beaucoup souffert de l’absence du public lors de la crise du Covid-19“, lance-t-il.
La ministre des Affaires culturelles, Amina Srarfi, ne nie pas cet état des lieux. Lors de la session plénière consacrée à l’examen du budget de 2025 de son ministère, elle a reconnu que 70 % des 242 maisons de culture sont en mauvais état. Elle promet toutefois des efforts pour leur réhabilitation, mais tout en faisant savoir que la stratégie mise en place consiste à réduire leur nombre.
Professionnels précarisés
La profession souffre d’une grande précarité. Les comédiens, en particulier dans les régions, peinent à trouver des opportunités et sont faiblement rémunérés. Le manque de transparence dans l’attribution des rôles aggrave la situation.
Selon Nourrehene Bousaiene, “le copinage domine dans ce secteur. Chacun ramène son clan. C’est le cas aussi bien dans le théâtre que dans les productions télévisuelles. Les professionnels avaient au moins la possibilité de jouer dans ces productions. Aujourd’hui on préfère faire venir des amateurs. La règle exigeant deux tiers de professionnels dans les œuvres n’est pas respectée. Et on ne prend même plus la peine de faire un casting formel“, dénonce la comédienne.
Et les comédiens qui parviennent à décrocher des rôles ne touchent qu’un maigre cachet : entre 150 et 200 dinars par représentation. “Durant l’année, ils jouent dans six, voire dix spectacles. Un tel revenu n’est pas digne d’un comédien“, dénonce Ferchichi.
La représentante du syndicat des métiers des arts dramatiques déplore, quant à elle, la non-actualisation des lois fixant les revenus des comédiens depuis 1989.
Pas de réformes
Les comédiens, en particulier les freelances, n’ont aucun statut, aucun revenu fixe ni couverture sociale, souligne-t-elle. Cela explique, selon Ferchichi, pourquoi de nombreux comédiens délaissent ce secteur pour se tourner vers la télévision, le cinéma ou, parfois, pour lancer des projets commerciaux. Les comédiens professionnels comme les amateurs s’arrachent les rares productions théâtrales disponibles, et des tensions récurrentes éclatent entre eux.
Le monde du quatrième art est, en effet, composé d’acteurs qui ne proviennent pas directement du théâtre. Ce métissage est loin d’être accepté par tous.
Le statut des uns et des autres doit être clarifié, notamment celui des professionnels exerçant d’autres métiers en parallèle. Certaines lois sont inappliquées, d’autres non actualisées.
Pour mettre fin à cette anarchie, les acteurs de métier ne cessent de réclamer une clarification de la législation, en particulier en ce qui concerne le statut de l’artiste, les critères d’attribution des cartes professionnelles, etc. Cette situation concerne autant les comédiens que les techniciens et autres intervenants du secteur. Depuis des années, des projets de loi sont déposés sans qu’aucun ne soit adopté.
Cette situation ne profite ni aux professionnels du secteur ni au public. Elle freine non seulement l’émergence de créations théâtrales, mais également leur distribution et leur présentation au public. “Notamment avec la marginalisation du rôle des médiateurs culturels, censés établir le lien entre l’œuvre et le public “, estime Seif Ferchichi.
Certains artistes, de leur côté, omettent de s’investir eux-mêmes dans ce travail de médiation. Le nombre de spectateurs est souvent le cadet de leurs préoccupations, car les œuvres sont d’ores et déjà achetées par le ministère.
Cet ensemble de facteurs combinés à la rareté de journalistes spécialisés dans la critique théâtrale, fragilise davantage le secteur. Et ce, alors qu’il doit déjà relever de nouveaux défis, comme la numérisation. En effet, de nombreux domaines artistiques adoptent désormais des outils numériques pour élargir leur audience. Mais le théâtre tunisien peine à suivre cette transition.
Malgré ces défis, certains artistes continuent de se battre, gagnant au passage la reconnaissance d’un certain public. Des œuvres et de nouveaux talents émergent sporadiquement, rappelant le potentiel de ce secteur. Des exceptions subsistent, dans ce domaine en quête de règles et de structuration.
Mais seuls un engagement fort des autorités, un soutien accru aux artistes et une modernisation des infrastructures et des lois, sont susceptibles de faire de cet élan, une renaissance durable.
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