Six ans après « Brotherhood », qui l’a propulsée dans la course à l’Oscar du meilleur court métrage de fiction, la réalisatrice tunisienne installée au Canada, Meryam Joobeur, revient avec « Là d’où l’on vient ». Ce long métrage est en compétition officielle dans la catégorie des fictions en cette 35eme édition des Journées cinématographiques de Carthage (JCC), organisée à Tunis du 14 au 21 décembre 2024.
La rupture dans la continuité
Le film s’ouvre sur un paysage grandiose : forêt, mer et montagnes se mêlent dans une harmonie saisissante. On retrouve la même famille que dans « Brotherhood » : Aïcha, incarnée par Salha Nasraoui, et son mari Brahim, joué par Mohamed Hassine Grayaa, tous deux éleveurs d’ovins.
Les personnages sont à nouveau bouleversés par le retour de leur fils Mahdi, qui avait rejoint Daech en Syrie. Mahdi revient accompagné de son épouse enceinte, tandis que son frère, parti avec lui, est mort. Cette trame évoque immédiatement le court métrage précédent de Joobeur. Toutefois, « Là d’où l’on vient » offre une perspective différente : celle de la mère.
Dans « Brotherhood », l’accent était mis sur la relation entre Malik, le fils de retour, et son père, incapable d’accepter les choix extrémistes de son enfant. Cette tension entre père et fils était au cœur du récit, tandis que la mère et les frères se montraient plus accueillants envers Malik. Dans « Là d’où l’on vient », cette relation père-fils est reléguée au second plan au profit du lien entre la mère et son fils.
La caméra de Meryam Joobeur s’attarde sur le personnage d’Aïcha et ses dilemmes face à ce retour. Peut-elle accepter son fils malgré ses choix radicaux ? Elle, qui l’a toujours protégé – comme le lui reproche son mari –, continuera-t-elle à le défendre face à la colère paternelle ?
La réaction de la mère est certes plus indulgente, mais elle est loin d’être apaisée. Des questions la hantent. Les comportements de Mahdi et la présence silencieuse de son épouse énigmatique attisent à la fois sa curiosité et sa peur.
Aïcha trouve refuge dans la nature, cherchant des réponses à ses tourments. Transformer un court métrage en un long-métrage est une démarche fréquente. Mais Meryam Joobeur ne se contente pas de répliquer la même histoire. « Bien que les deux films soient complémentaires, ils explorent des perspectives différentes. En tournant le court, l’idée du long métrage avait déjà germé. Ce qui m’intéressait, c’était d’apporter un autre regard, celui de la mère », explique-t-elle à Nawaat.
Aïcha, tout en accueillant son fils, reste tiraillée par la violence qu’il incarne. Le film interroge les limites de l’acceptation maternelle : jusqu’où une mère peut-elle aller pour aimer et protéger son enfant ? L’amour maternel d’Aïcha sera mis à rude épreuve.
La toile de fond reste la même : comment un jeune homme ayant grandi dans ce paisible coin du pays bascule dans la violence. Cependant, cette violence n’est pas abordée à travers ses origines, mais plutôt par le biais de ses séquelles psychologiques.
Revenu en Tunisie, Mahdi semble avoir quitté le cercle de la violence, mais celle-ci continue à le hanter. Elle demeure en lui, incarnée par le personnage de son épouse, une sorte de fantôme aux yeux bleus, soigneusement maquillée, au regard perçant, presque hypnotique, qui semble détenir un secret. Imposante malgré son silence assourdissant et sa posture presque figée, elle intrigue et fascine.
L’énigme entourant ce personnage se dévoile à la fin du film. Et l’aspect sombre de cette femme rapproche l’œuvre du thriller psychologique, mêlant réalisme et onirisme.
Le fil conducteur de la réalisatrice demeure la violence. « Ce qui m’importe, c’est de parler de la violence en tant que telle. Cette violence que l’on retrouve dans toutes les religions et civilisations », explique-t-elle.
En effet, bien que la question des « revenants », ces anciens combattants tunisiens ayant rejoint Daech, soit réelle, la réalisatrice s’en sert comme prétexte. Les enjeux politico-religieux sont presque absents de l’œuvre.
Joobeur se défend ainsi de toute accusation d’exploiter un sujet populaire dans des films destinés à un public occidental. « Le terrorisme a construit chez les Occidentaux une image déshumanisante des personnes de culture arabo-musulmane. Comme si une mère tunisienne ou palestinienne ne ressentait pas les mêmes choses qu’une mère américaine. Comme si nous étions un bloc homogène », souligne-t-elle.
Elle ajoute : « J’ai voulu déconstruire ces stéréotypes, montrer que la violence est universelle et que ses conséquences sur les familles sont similaires partout. » Cette volonté de rompre avec les clichés se manifeste également dans le choix des acteurs principaux, dont les traits physiques diffèrent des stéréotypes arabes : une peau claire marquée de taches de rousseur et des cheveux cuivrés.
Une approche hyperstylisée
Sur le plan esthétique, la réalisatrice, « tombée sous le charme » du village de Sejnane (gouvernorat de Bizerte) où se déroule le tournage, mise sur le paysage comme décor. Ce décor brut et épuré devient un élément central de l’œuvre.
Dans ce coin reculé de Tunisie, les majestueuses falaises surplombent des champs d’un vert éclatant. Les chênes et les bouleaux se mêlent en une mosaïque de feuillages. Au loin, la mer grise et agitée s’étend à perte de vue.
Malgré son allure paisible, cet endroit semble isolé, presque oppressant. Les habitants, rongés par la misère, cherchent souvent à fuir cette bulle coupée du monde.
La réalisatrice joue sur les contrastes de cette nature pour accentuer les tensions des personnages. Ces derniers s’y fondent tantôt en quête de quiétude, bercés par ses fleurs, tantôt en trouvant dans sa mer sombre et ses sommets enveloppés de brume un miroir de leurs propres tourments.
Sollicitée pour soutenir le récit, la nature devient un personnage à part entière. Peu de dialogues jalonnent l’histoire ; c’est l’image qui porte la narration. Et ce choix est délibéré.
Joobeur mise sur une diversité de cadrages pour appuyer la narration : des plans moyens, larges ou rapprochés. « Avec les plans serrés, j’ai voulu mettre en avant la puissance des expressions des personnages et leurs émotions. Ils parlent peu et s’expriment à travers un simple regard, un toucher ou leur respiration », précise-t-elle.
Ce cadrage plonge le spectateur dans une atmosphère pesante où chaque geste, chaque mouvement des personnages devient captivant. Les plans larges, quant à eux, reconnectent les protagonistes avec leur environnement, sublimant les paysages et les animaux. Les couleurs saturées de ces décors évoquent davantage la peinture que la photographie, offrant un contraste saisissant avec la gravité du récit.
Face à l’immensité de la nature, les personnages semblent parfois minuscules. « La nature se soucie peu de nous. Elle continue de vivre, peu importe ce que nous traversons. Nous ne sommes que des éléments éphémères dans son immensité », explique Joobeur. Ce contraste visuel dynamise et enrichit la narration.
À travers ce film, comme dans « Brotherhood », Mayrem Joobeur raconte une histoire où le symbolisme et la beauté des paysages, alliés à la justesse du jeu des acteurs, confèrent une singularité, à ce qui pourrait être perçu comme un énième film sur la radicalité.
iThere are no comments
Add yours