« Nous avons eu davantage de soirées défaites que de matins triomphants. […] Et à force de patience, nous avons gagné le droit précieux de recommencer. »[1]
« Travail, liberté, dignité nationale ». C’était le slogan emblématique du processus révolutionnaire déclenché le 17 décembre 2010 en Tunisie. Près de quatorze ans plus tard, des militant.e.s de gauche et des organisations de la société civile ont organisé une caravane de solidarité partant de Tunis vers Kairouan, reprenant ce même slogan. Objectif affiché : lutter contre la criminalisation du droit syndical, défendre les droits économiques et sociaux, et revendiquer la liberté confisquée par les appareils de l’État.
La séquence s’est déroulée le jeudi 21 novembre 2024, entre le local de l’Union régionale du travail de Kairouan et le tribunal de première instance de la ville. Les manifestant.es ont appelé à la réintégration des 28 ouvrières et ouvriers licencié.e.s abusivement par la direction de l’usine Ritun, l’arrêt des poursuites judiciaires à leur encontre, ainsi que la libération du secrétaire général de l’Union locale du travail de Sbikha à Kairouan, et des trois ouvriers à l’usine Ritun, emprisonnés depuis le 8 novembre 2024.
Dans la soirée du jeudi 21 novembre 2024, Jamel Cherif, secrétaire général de l’Union locale du travail de Sbikha (gouvernorat de Kairouan), Ahmed Dhahri, Aymen Ayachi et Houssem Hamdi, trois ouvriers à l’usine Ritun, emprisonnés depuis le 8 novembre 2024, ont été libérés. Cependant, le secrétaire général a été condamné à 6 mois de prison avec sursis, tandis que 24 travailleur.se.s ont été condamné·e·s à 3 mois de prison avec sursis. Les avocat.e.s ont déposé une requête pour faire appel de ce jugement.
Mobilisation et solidarité contre l’oppression
Tout au long de la marche et du rassemblement de solidarité devant le tribunal, les ouvrières licenciées, ainsi que leurs collègues venues les soutenir, se plaçaient en première ligne de la manifestation derrière une large banderole sur laquelle était inscrit en langue arabe: « Liberté pour les travailleurs ! A bas le pouvoir du capital ! ».
Devant le tribunal assiégé par les forces de la police, les ouvrières ont pris la parole pour exprimer leur soutien et leur volonté de continuer la lutte pour préserver leur dignité.
Leurs paroles ont été appuyées par des slogans scandés par les militant.e.s présent.e.s : des syndicalistes de l’UGTT, des féministes dont les militantes de l’ATFD (Association Tunisienne des Femmes Démocrates), des militant.e.s du FTDES (Forum Tunisien des Droits Economiques Et Sociaux), des militant.e.s de la LTDH (Ligue Tunisienne des Droits Humains), des militant.e.s de l’UGET (Union Général des Etudiants de Tunisie), des militant.e.s de Damj (l’Association tunisienne pour la justice et l’égalité) et plusieurs militant.e.s de groupes politiques de gauche.
Toutes ces formations s’étaient réunies pour réaffirmer la nécessité de l’union pour une lutte collective contre les atteintes aux droits et aux libertés.
Retour sur les faits : le droit syndical à l’épreuve du capital
La condamnation fait suite aux contestations pacifiques des ouvrières et des ouvriers de l’usine Ritun à El Metbasta (Kairouan), l’une des plus grandes unités de production de la société germano-suisse de chaussures Rieker. Ces contestations dénoncent les abus de la direction et le non-respect des droits syndicaux, mais elles aspirent aussi à l’amélioration des conditions de travail dégradées et irrespectueuses de la sécurité des travailleur.se.s. En effet, ces derniers et dernières sont exposé.e.s à de graves risques sanitaires, liés notamment à l’usage de la colle industrielle, alors que les ouvriers sont dépourvus de moyens de protection, comme les masques et les gants.
L’incident qui a suscité la protestation des ouvriers et ouvrières, remonte au 17 octobre 2024. Ce jour-là, ils et elles n’ont pas pu se rendre sur leur lieu de travail, le bus qui les transportait ayant été bloqué par des manifestants de la zone d’Al-Alam, dans la délégation de Sebikha.
Le lendemain, la direction de l’usine a annoncé au groupe des travailleur.se.s, empêchés la veille de se rendre à l’usine, que leur absence était non justifiée et qu’ils/elles devaient donc travailler le samedi (qui est censé être un jour de repos). Cependant, le directeur adjoint de l’usine, Sami Halous, dans une déclaration à Nawaat, a explicitement reconnu que ces absences étaient involontaires, et que certain·e·s résident·e·s de la zone de AL-Alam protestaient souvent en bloquant la route empêchant ainsi les ouvrier.e.s de rejoindre l’établissement. Il a également souligné que la direction avait auparavant trouvé une solution en déduisant ces absences du solde annuel des vacances. Mais cette fois-ci, la direction a décidé de comptabiliser cette absence et de ne pas la considérer comme un jour de congé.
Les travailleur.se.s ont donc protesté contre cette décision perçue comme injuste, en organisant un sit-in devant l’administration. Par la suite, leurs revendications se sont amplifiées pour exiger le respect de leur dignité, l’amélioration des conditions de travail, l’abolition des contrats précaires.
Suite à cette mobilisation, le syndicat de base lié à l’Union des travailleurs de Tunisie UTT a contacté les ouvrières et ouvriers protestataires et leur a demandé de reprendre leur travail sans négocier leurs revendications. Or cela a aggravé la crise de confiance entre les travailleur.se.s et ce syndicat.
Les ouvrières et ouvriers ont alors décidé de se tourner vers l’UGTT (l’Union générale tunisienne du travail) et ont contacté le secrétaire général de l’Union locale du travail de Sbikha, Jamel Cherif, afin de les aider à défendre leurs droits. Ce dernier les a encouragé.es à créer un syndicat de base, afin qu’ils et elles aient un statut juridique pour les encadrer et les soutenir. Les travailleur.se.s ont donc entamé la procédure et prévu d’organiser le congrès de création du syndicat de base, le 10 novembre 2024.
Le 28 octobre, les protestataires ont repris le travail après avoir rencontré le gouverneur de Kairouan, qui leur a rendu.es visite devant l’usine. Il les a rassuré.es quant au risque de sanction et leur a demandé de reprendre le travail. Cette visite du gouverneur a eu lieu le lendemain d’une réunion organisée le 27 octobre, au siège du gouvernorat, entre le directeur et le directeur adjoint de l’usine, Sami Halous, Issam Lahmar, ministre des Affaires sociales, Dhaker al-Barkawi, le gouverneur de Kairouan et Ismail Sahabani, secrétaire général de l’Union des travailleurs de Tunisie. Dès lors, il semblerait que le gouverneur aie fait ces promesses seulement dans le but d‘assurer la reprise du travail avant la visite du président Kais Said à Kairouan, le 30 octobre.
Une semaine plus tard, le 5 novembre 2024, la direction a décidé de licencier 28 salarié.e.s de l’usine, les accusant d’avoir incité à la grève et entravé la liberté du travail.
Le choc d’une violence multiple
La direction de l’usine Ritun n’a pas seulement recouru à des licenciements abusifs en guise de sanction. Elle a en outre déposé plainte contre 24 ouvrières et ouvriers et contre le secrétaire général de l’Union locale du travail Jamel Cherif. Ils et elles ont en effet été convoqué·e·s par la police le 8 novembre 2024, soit deux jours avant la date du congrès pour la constitution du nouveau syndicat de base affilié à l’UGTT.
Le secrétaire général ainsi que deux ouvrières et trois ouvriers ont été maintenu.e.s en garde à vue jusqu’au lundi 11 novembre, date à laquelle le procureur a émis un mandat d’arrêt à l’encontre du secrétaire général Jamel Cherif et de trois ouvriers de l’usine Ritun : Ahmed Dhahri, Aymen Ayachi et Houssem Hamdi.
Quant aux deux ouvrières, elles ont été remises en liberté, avant de comparaitre devant le juge du tribunal de première instance de Kairouan le 14 novembre, aux côtés de leurs 22 collègues.
Radhia, ouvrière licenciée et emprisonnée
Radhia, l’une des deux ouvrières arrêtées, confie à Nawaat son calvaire. « Je suis allée pour l’interrogatoire, et je me suis retrouvée en prison, loin de mes enfants. J’ai vécu ces quatre jours, le vendredi, samedi, dimanche et lundi, comme si c’était quatre ans de ma vie. C’était humiliant. On dormait sur un matelas par terre. Et tout ça pourquoi ? Parce que j’ai revendiqué mes droits, ma liberté. Je veux seulement vivre…vivre. D’autres personnes ont choisi la migration irrégulière (EL Harqa-7ar9a- الحرقة), moi je veux vivre dans mon pays. Mais lorsque j’ai parlé de mes droits, on m’a emprisonnée, on m’a interrogée, et je me suis retrouvée au tribunal. Et lui (le patron) se réjouit de notre souffrance parce qu’il a le pouvoir, il a l’argent… et nous, nous sommes des personnes modestes (zwawla- زواولة), ils nous exploitent. Alors que l’une de nos collègues souffre d’un cancer. Une autre a un handicap. Tandis que moi, je ne me sépare pas de l’inhalateur à cause de mes allergies. Je n’arrive plus à tenir sur mes jambes. Et malgré tout ça, je travaille et je donne le meilleur de moi-même. Cette société je la considère comme ma mère ou mon père. J’y travaille depuis 15 ans, ce n’est pas rien ».
Leila, « ouvrière modèle » privée de ses droits
Leila, une ouvrière licenciée et poursuivie en justice par la direction de l’usine souligne les souffrances liées au travail qu’elle et ses collègues ont subies :
Ceux qui sont au pouvoir ne savent pas ce que nous endurons. Ils ne savent pas que nous utilisons des produits chimiques, que nous commençons notre journée de travail à 5h du matin et que nous la finissons à 17h. Nous ne profitons plus de notre temps avec nos familles. Nous n’avons plus de contact avec nos enfants. Notre vie et nos soucis tournent autour du travail : à quelle heure on va se reposer, à quelle heure on va se réveiller, à quelle heure on va aller au travail…c’est tout. Après 9 ans, je n’arrive pas à réaliser comment ces années se sont écoulées. C’est comme si c’était hier. Ces années sont une part de ma vie, de mon âge, de ma santé, de mon corps .
La salariée explique enfin sa « galère » pour faire reconnaitre ses maladies comme des maladies professionnelles, dans cet environnement social tendu :
« Cette usine, on lui a tout donné ! J’ai deux dossiers médicaux : je suis menacée par le cancer ! Je consulte deux à trois médecins. Tout le monde est au courant de ma situation. Or selon le patron, rien ne prouve que le travail à l’usine soit la cause de ma maladie. Alors que je travaille à l’usine depuis 9 ans. J’étais en bonne santé auparavant et mes analyses médicales le prouvent. Maintenant que je suis tombée malade, tu nies la responsabilité de la détérioration de mon état ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal pour être punie de la sorte ?
A l’usine, je dois quotidiennement soulever une vingtaine de sacs alourdis remplis de « gomme » (une matière avec laquelle les chaussures sont fabriquées). Le sac pèse environ 15kg. A cause de ça, je souffre de douleurs dorsales. J’ai des problèmes liés aux disques intervertébraux, qui ont été affectés suite à un accident de travail survenu à l’usine. Même l’infirmier du boulot m’a conseillé de consulter un médecin sur le champ. Après consultation, il s’est avéré que je souffre d’un tassement discal L4 L5 S1 (le rétrécissement de la hauteur d’un disque intervertébral). C’était il y a trois ans, j’avais seulement 30 ans et il fallait depuis que je travaille en position assise. Au tribunal, même la juge a eu pitié de moi parce que je n’arrivais pas à me tenir debout. Ils m’ont ramené une chaise pour que je puisse m’asseoir. Comment je vais retrouver un nouveau boulot avec ces deux dossiers médicaux ? Qui va accepter de m’embaucher avec mon état de santé ?
À l’usine, après avoir prouvé mon problème de santé, ils m’ont autorisée à m’asseoir 5 minutes chaque heure. Mais avec la pression du rendement de production qu’on nous impose, j’oublie que je dois m’asseoir. Par conséquent, mon état de santé s’est progressivement dégradé.
Le risque du cancer qui me menace est lié aux produits chimiques que je manipule à l’usine. Normalement, ils doivent nous procurer des masques et des gants de protection. Ils nous ont procuré des masques seulement durant la période du COVID-19.
On a sollicité le patron pour parler de nos problèmes, nos revendications, pour les négocier avec lui. Il a refusé le dialogue et nous a “fichu” en prison : des travailleur.se.s arrêté.e.s, poursuivi.e.s en justice, des familles morcelées, c’est injuste !
Cette année, j’ai été déclarée « ouvrière modèle ». Cela signifie que mon dossier n’inclut aucun avertissement, aucun signalement. Ce n’est pas évident d’avoir un 20/20 et de se voir décerner le titre d’ouvrière modèle. Mais le jour où je tombe malade, ils se débarrassent de moi ? Je me retrouve au tribunal ? Je vais continuer à revendiquer mes droits. Je ne lâcherai rien, jusqu’à mon dernier souffle ».
En outre, Leila relève que les travailleur·se·s ont protesté de manière légale et pacifique. Alors que l’employeur étranger n’a pas hésité à bafouer le droit du travail tunisien :
On a protesté de manière pacifique pour nos droits. On se retrouve avec un procès sur les bras. Tout un groupe, dont je fais partie, a été licencié, après 9 ans de travail. J’ai deux dossiers médicaux que la direction de l’usine ne prend pas en considération. On nous perçoit comme des criminels.le.s. Quand on réclame nos droits, alors on devient des criminel.le.s. Au pays du droit, tu te retrouves sans droits.
Il (le patron) n’hésite pas à nous dire : « je ne suis pas concerné par vos lois ». Pourtant nous respectons notre société, c’est la nôtre avant qu’elle ne soit la leur. […] »
Notre interlocutrice poursuit son propos en s’indignant de la criminalisation de leur action syndicale :
« Résultat de nos sacrifices : il (le patron) porte plainte contre nous. Il nous met à la porte d’une manière abusive. Et après tout ça je deviens une criminelle ? Dans mon pays, je suis une criminelle parce que je défends mes droits, ma dignité. Celui/celle qui revendique sa dignité se retrouve au tribunal ? Jamais je n’ai jamais imaginé que je comparaîtrais un jour devant un juge ou un policier. Le premier jour, lorsqu’on m’a convoqué pour être interrogée, on m’a demandée si je voulais contacter un avocat. J’ai répondu non pourquoi ? Je ne suis pas coupable. On ne pensait pas que la situation évoluerait ainsi. Est-ce que le capitalisme dans notre pays est au-dessus des lois ? Personnellement, je n’ai jamais pensé auparavant à quitter mon pays (na7ra9). Honnêtement actuellement j’y pense. J’ai 33 ans et mes droits sont bafoués. Où va-t-on dans ce pays ? Je me retrouve trimballée du poste de police au tribunal, et d’un avocat à un autre. Je ne comprends pas ! On n’a jamais imaginé que notre vie prendrait cette tournure ».
Ces témoignages attestent des violences multiples (la violence des conditions du travail, la violence des licenciements et celle des poursuites judiciaires), vécues par les travailleur.se.s à la fois sur un plan individuel et collectif. Cette invisibilisation et la non-reconnaissance de la pénibilité des conditions de travail, contribue à freiner la lutte ouvrière. En outre, il est souvent plus difficile pour les femmes de prouver les maux de santé causés par le milieu du travail. Par exemple, les douleurs chroniques liées aux postures et à la nature des tâches répétitives assignées aux femmes ouvrières ne sont pas aussi visibles que les accidents de travail des hommes, liés à la manipulation d’outils plus imposants et considérés comme plus dangereux.
Reconnaître les formes de pénibilité du travail et les évaluer est une question que les institutions de l’État devraient prendre au sérieux, afin de protéger les travailleur.e.s qui ne cessent de s’interroger, notamment, sur le rôle de l’inspection du travail.
Au moment de l’écriture de ces lignes, Nawaat a appris, que Chaïma une ouvrière qui ne faisait pas partie du « plan de licenciement » a été convoquée par la direction de l’usine Ritun pour lui annoncer qu’elle sera licenciée et qu’elle passera devant le conseil de discipline. Le motif affiché de cette sanction est une faute professionnelle liée à la fabrication d’une paire de chaussures qu’elle n’a cependant pas manipulé selon ses dires. Elle découvre par la suite le réel motif de sa convocation lorsque la responsable lui montre des vidéos d’elle défendant ses collègues licencié.e.s et poursuivi.e.s en justice devant le tribunal. Il lui est ainsi reproché d’avoir été solidaire avec ses collègues en lutte. Chaïma nous a contactés, pour exprimer sa détresse, en affirmant avec une voix tremblante, qu’elle est sous le choc face à cette injustice. Elle souligne également que les autres ouvrier.è.s ont peur de subir le même sort dans les jours à venir.
Manifestement, le licenciement individuel et sélectif des travailleur.se.s contribue à l’isolement de chacun.e par rapport à tout le groupe, ce qui accentue le sentiment de peur, de vulnérabilité et d’injustice.
Des sentiments qui se révèlent clairement à travers les paroles des ouvrières où les mêmes phrases d’indignation se répétaient, les mêmes questionnements d’incompréhension, les mêmes doutes sur un avenir incertain. Leur parcours se retrouve ainsi remis en question, tandis qu’elles évaluent les perspectives de trouver un nouveau travail.
Leila et Radhia affirment toutes les deux que cette usine est une part d’elles-mêmes. Elles lui ont tant donné de leur santé mentale et physique. Radhia la compare même à sa mère ou à son père.
Cette comparaison montre que les travailleur.se.s éprouvent un attachement émotionnel et social à l’usine qui dépasse le lien matériel et salarial. C’est une rupture qui affecte leur monde social où se sont tissés non seulement leurs relations professionnelles mais aussi affectives. Le licenciement est ainsi vécu comme un traumatisme accentué par le processus pénal.
Toutefois, malgré les défis et les menaces du patronat, les travailleur.se.s tentent de s’accrocher à leur union, pour faire valoir leurs droits économiques et sociaux et défendre leur droit pour créer un nouveau syndicat qui les représente.
La fragilité des droits des travailleur.se.s dans le secteur privé : une histoire d’antan
L’usine Ritun est une entreprise germano-suisse, liée au groupe RIEKER des chaussures « antistress ». Elle est implantée dans la région de Kairouan depuis 2009. Elle emploie plus de 1200 personnes. Son activité fait partie du secteur des Industries du Cuir et de la Chaussure « ICC ». Elle fait donc partie des 14% des plus grandes entreprises de ce secteur, avec un effectif supérieur à 200 personnes, selon les données de l’APII (l’Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation)[2]. Il s’agit d’une société étrangère totalement exportatrice, relevant du système offshore.
Le système offshore comprend les sociétés qui exportent la totalité de leurs productions et 66% de leur capital doit être détenu par des non-résident.e.s. L’usine Ritun bénéficie alors de plusieurs avantages assurés par la Loi n° 72-38 (la Loi n° 72-38 a été mise en place le 27 avril 1972, relative à un régime particulier pour les industries destinées à l’exportation et qui a instauré le système offshore).
L’un de ces avantages est une exonération d’impôt pendant les dix premières années (selon l’article 3 de la Loi n° 72). L’autre avantage est que les bénéfices de leurs exportations sont rapatriés en devises dans leurs pays de résidence et ne sont pas influencés par la fluctuation du dinar tunisien (selon l’article 6 de la Loi n° 72).
Romdhane Ben Amor, le porte-parole du FTDES, a pointé du doigt la Loi n° 72-38, en expliquant que : « L’affaire des travailleur.se.s Ritun nous rappelle les problématiques liées à la Loi n° 72. Cette loi a été mise en place dans un contexte politique marqué par l’échec de l’expérience de la coopérative (ou plutôt ces des politiques qui ont poussé à son échec), et a été promulguée dans la cadre d’un choix de libéralisation de ceux qui détenaient le pouvoir à l’époque. Les politiques d’ouverture économique à travers la Loi n° 72, ont instauré plusieurs violations des droits des travailleur.se.s spécifiquement avec le processus du recrutement fluide ».
Notons que la précarité du travail a été accentuée par l’amendement du Code du travail avec la Loi n° 96-62[3] du 15 juillet 1996 dont l’article 6 instaure le contrat à durée déterminé CDD et favorise ainsi les licenciements abusifs.
Les violations des droits des travailleur.se.s se sont aggravées par un cadre juridique qui protège les patrons. Cette affaire Ritun n’est que la preuve de la collaboration entre les détenteurs du capital et les appareils de l’État, au détriment des travailleur.se.s et de leurs droits.
Romdhane précise encore : « les travailleurs se retrouvent dans une situation plus vulnérable. Ils doivent non seulement affronter le patron et les lois qui le protègent, mais aussi l’État et ses appareils, la police, et la justice. Cela procure au patron un pouvoir de domination supérieur même à celui des autorités nationales. Les travailleur.se.s payent chers les conséquences de ce processus. En effet, le patron de l’usine Ritun maintient toujours sa décision concernant le licenciement des 28 ouvrières et ouvriers et leurs condamnations devant la justice. Cela prouve qu’il a réussi à imposer ses choix et ses politiques dans un contexte de normalisation voire de couverture par les autorités. Alors même que le discours officiel actuel, se prétend contre l’emploi précaire, contre la traite et l’exploitation de la main d’œuvre et favorable aux droits des ouvrières et des ouvriers. Et voici que l’épreuve de l’usine Ritun fait voler en éclat la crédibilité de la rhétorique du pouvoir, en démasquant l’hypocrisie de ce discours politique ».
[1] Bensaïd, Daniel., Une lente impatience, Paris, Stock, 2004, p. 30
[2] Les Industries Du Cuir Et De La Chaussure En Tunisie, Centre d’Etudes et de Prospective Industrielles
[3] Journal Officiel de la République Tunisienne — 23 juillet 1996N° 59. Loi n° 96-62 du 15 juillet 1996, portant modification de certaines dispositions du Code du Travail.
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