Près de quatre ans après l’avoir évoqué pour la première fois, le président Kais Saied est revenu récemment à la charge, à propos du projet de Train à Grande Vitesse (TGV), destiné à relier le Nord au Sud de la Tunisie. Le chef de l’Etat l’a en effet cité le 17 septembre 2024, lors de l’audience accordée ce jour-là au chef du gouvernement Kamel El Madouri, parmi les grands projets –avec la Cité médicale des Aghlabides et la reconstruction du Stade olympique d’El Menzah- qu’il tient à voir réalisés.
Le locataire du Palais de Carthage a pour la première fois dévoilé l’intérêt qu’il porte à ce mégaprojet ferroviaire en juin 2021, au président de la Banque Européenne d’Investissement (BEI) Werner Hoyer lors d’une visite à Bruxelles. Saied a demandé au banquier si son institution pouvait financer le projet. Mais Hoyer n’a pas donné de suite favorable à la requête, « pour le moment».
Malgré cela, le ministre du Transport de l’époque Rabii Al Majidi avait reçu pour instructions du président de la république en janvier 2022 de «lancer immédiatement » les études techniques de ce projet.
D’après Lotfi Chouba (Echourouk du 9 novembre 2024, page 10), président directeur général de la Société du Réseau Ferroviaire Rapide de Tunis (RFR) –qui assure également l’intérim à la tête de la Société Nationale des Chemins de Fer de Tunisie (SNCFT)-, cette dernière a déjà commencé, sous la houlette du ministère du Transport, à travailler sur la manière de concrétiser ce projet. Selon la même source, le TGV projeté relierait Bizerte à Médenine en passant par Kairouan. Une étude devrait confirmer ce tracé avant le lancement de celles concernant la faisabilité et le financement.
1-Est-ce aujourd’hui un projet prioritaire ?
On peut se poser la question, parce que la Tunisie a de nombreux autres soucis avant d’en arriver à pouvoir envisager un tel projet. D’abord, de l’éducation à la santé, en passant par les problèmes d’approvisionnement en produits de base, les domaines où rien ne va plus sont si nombreux qu’un investissement colossal, comme celui nécessité par un TGV, est difficile à concevoir et à assumer.
Ensuite, dans le domaine même du transport ferroviaire le réseau tunisien, toutes composantes confondues, est dans un tel état de délabrement qu’il serait illogique de s’atteler à autre chose qu’à le moderniser et à l’étoffer en priorité.
D’ailleurs, c’est cet argument que l’ancien président de la BEI avait mis en avant en juin 2021, pour refuser de financer le projet présidentiel. D’après le chef de la Représentation de la Banque européenne d’investissement (BEI) en Tunisie et en Algérie, Jean-Luc Revéreault), le président de la BEI avait appelé la Tunisie à «se focaliser actuellement sur l’amélioration du réseau déjà existant, car il est assez dense et nécessite un plan de réhabilitation important ». Le représentant de la BEI ajoute :« nous avons travaillé sur ce sujet avec la SNCFT et nous avons pu identifier des points critiques nécessitant un renforcement afin de faire rouler le train à une vitesse normale au lieu de se limiter à quarante km/h ».
C’est sur cette voie que le nouveau ministre du Transport Rachid Amri –nommé le 25 août 2024- semble vouloir s’engager. Lundi 16 décembre 2024, il a présidé au siège de la Société Nationale des Chemins de Fer de Tunisie (SNCFT), une réunion consacrée au suivi des projets d’infrastructures et de matériel en cours d’exécution et à venir.
A cette occasion, Rachid Amri a appelé à accélérer l’actualisation des études concernant la deuxième tranche du réseau ferroviaire rapide, à compléter celles –de faisabilité et de financement- ayant trait aux lignes intérieures afin d’améliorer les liaisons entre les différents districts et régions du pays, et donné des instructions pour hâter le lancement des appels d’offres d’acquisition de matériel.
2-Le coût du projet
La première Ligne à Grande Vitesse (LGV) entrée en service au Maroc en novembre 2018 et reliant Tanger à Kenitra (186 kilomètres) a coûté un peu plus de 2 milliards d’euros. Le TGV tunisien étant destiné à transporter les voyageurs sur une distance plus longue de près de 500 kilomètres, sa facture pourrait être trois fois plus élevé et se situer dans une fourchette de 5 à 6 milliards d’euros. Surtout, si l’on tient compte de l’inévitable augmentation des prix des différentes composantes.
A titre d’exemple, dans le projet marocain, un kilomètre de voie ferrée pour le TGV a coûté 9 millions d’euros, contre 20 millions d’euros pour une distance équivalente en Europe. Mais c’était il y a treize ans –la réalisation du LGV marocain a débuté en 2011.
Les retards, souvent inévitables dans ce genre de mégaprojet, sont aussi très pénalisants sur le plan financier. L’entrée en service du LGV initialement prévue en décembre 2015 a eu lieu fin novembre 2018, soit près de trois ans de retard, avec un impact non-négligeable sur la facture qui a bondi de 1,8 à 2 milliards d’euros.
Ce problème risque fort de se poser dans le projet tunisien, et donc d’en alourdir la facture, car la Tunisie est connue pour être championne en matière de retard dans la réalisation des projets publics.
3-Comment financer ce genre de projet ?
Le premier tronçon du LGV marocain (Tanger-Kenitra) a coûté près de 2 milliards d’euros. La France en a financé 51%. Le Maroc, lui, a contribué à hauteur de 6,8 milliards de dirhams (soit près de 670 millions d’euros), apportés respectivement par l’Etat lui-même (5,8 milliards de dirhams) et le Fonds Hassan II pour le développement économique et social 1 milliard de dirhams). Le schéma du financement a été bouclé grâce à divers organismes arabes (Fonds saoudien pour le développement, Fonds koweïtien pour le développement économique arabe, Fonds arabe pour le développement économique et social, et Fonds d’Abu Dhabi pour le développement) qui ont accordé 400 millions d’euros au projet.
Le Maroc s’apprête aujourd’hui à en lancer la deuxième phase qui verra l’extension de la ligne Tanger-Kenitra vers Marrakech et Agadir. Pour ce faire, il aura besoin de 10 milliards d’euros. Le schéma de financement de cette seconde phase n’a pas encore été arrêté.
La Tunisie semble vouloir procéder autrement et préférer un financement multilatéral. C’est pour cette raison que le président Kais Said a sollicité la Banque Européenne d’Investissement (BEI). Mais à l’instar de cette dernière, les autres bailleurs de fonds internationaux risquent fort de ne pas donner suite à une éventuelle demande tunisienne de financer un projet de TGV, et pas seulement parce qu’ils ne le considéreraient pas comme une priorité.
En effet, ces grands argentiers ont pour habitude d’exiger que tout pays sollicitant un prêt passe par la case Fonds Monétaire International (FMI), c’est-à-dire en accepte les conditions, notamment celle de devoir mettre en œuvre des réformes structurelles.
Or, depuis qu’il rejeté en avril 2023 un accord négocié par son gouvernement en vue de l’obtention d’un prêt de 1,9 milliard de dollars, le président Kais Saied continue de refuser de céder à ce qu’il considère comme un «diktat» de l’institution de Bretton Woods. Ce qui rend l’obtention d’un financement extérieur quasiment impossible pour la Tunisie. Pour financer son projet de TGV, il ne reste plus que les prêts bilatéraux.
La Chine serait le partenaire sur lequel Kais Saied compte pour réaliser ce projet. D’après la présidence de la république), le TGV et d’autres projets seraient réalisés « dans le cadre de la coopération entre la Tunisie et la Chine, en concrétisation de l’accord conclu lors de la visite d’Etat du président de la république en Chine du 28 mai au 1er juin 2024, en vue d’établir une relation de partenariat stratégique ».
4-La Tunisie a-t-elle la capacité d’assumer le coût du TGV ?
Le Maroc a autofinancé son LGV à hauteur de près de 33%. La Tunisie peut-elle en faire de même aujourd’hui et mettre sur la table près de 2 milliards d’euros ? On peut en douter. Pour financer ce projet, l’Etat tunisien va devoir s’endetter comme l’a fait le Maroc lorsqu’il s’est lancé dans l’aventure du LGV en 2011. Au moment d’attaquer ce chantier, le Maroc avait un taux d’endettement par rapport au produit intérieur brut inférieur à 60% (en 2014), contre 82,3% pour la Tunisie en 2024. Autant dire que le projet du TGV risque d’aggraver sérieusement l’endettement du pays.
5-Alors que faire ?
En refusant de financer immédiatement le projet tunisien de TGV, l’ancien président de la BEI Werner Hoyer a indiqué au président Kais Saied la voie à suivre pour le concrétiser plus tard. Une fois que la Tunisie aura mis à niveau de son réseau ferroviaire, elle devrait selon lui travailler non pas à un TGV faisant la liaison Tunis-Sfax mais à un « transmaghrébin».
Tunisien ou maghrébin, le TGV est au Maghreb un rêve vieux de près de vingt ans. Le projet a été évoqué pour la première fois il y a près de vingt ans, mais aurait été enterré par le président algérien Abdelaziz Bouteflika. Fin mars 2007, le projet est à l’ordre du jour de la 11e session du Conseil des ministres maghrébins des Transports à Rabat. Le conseil décide de charger la Commission technique ferroviaire maghrébine (Ctfm), dont le siège est à Alger, d’étudier le projet d’un train maghrébin à grande vitesse.
L’idée – une ligne de train à grande vitesse (TGV) reliant la Tunisie au Maroc en passant par l’Algérie- refait surface en 2014, alors que le Maroc avait déjà commencé en 2011 à réaliser son propre projet. En juin de cette année-là, le ministre algérien des transports, Amar Ghoul annonce le lancement prochain d’appels d’offres. Quelques mois plus tard, le 26 avril 2015, le directeur général de la Société nationale algérienne des transports ferroviaires (SNTF), Yacine Bendjaballah, confirme le lancement imminent de ce projet. Les études techniques sont déjà lancées. Depuis, le projet est tombé dans l’oubli avant de faire son come back en 2021, à l’initiative du Conseil supérieur des hommes d’affaires tunisiens et libyens, fondé et présidé par le tunisien Abdelhafidh Sakroufi.
Un projet de TGV exclusivement tunisien envisagé après le 14 janvier 2011
L’après 14 janvier 2011 a été une période propice aux grands projets. D’après une source tunisienne qui y a été impliquée, un projet de Train à Grande Vitesse (TGV) exclusivement tunisien a été discuté. Il devait être réalisé dans le cadre d’un développement global du pays grâce à un véritable Plan Marshal que les grands pays occidentaux avaient promis de mettre sur pied en faveur de la Tunisie. Lors du sommet du G8 à Deauville, ses membres avaient promis aux pays du «Printemps arabe», une aide de 40 milliards de dollars, dont un quart devait bénéficier à la Tunisie. Mais cette manne n’est jamais venue et les projets de développement global et de TGV sont tombés à l’eau.
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