Il y a près de deux ans, précisément le 1er octobre 2023, le premier président du tribunal de première instance, Moncef Kchaou, a été mis à la retraite. En temps normal, cette nouvelle serait passée inaperçue. Mais elle a plongé le pouvoir judiciaire -le plus puissant levier dont use le président Kaïs Saïed pour combattre ses adversaires- dans un engrenage qui a fini par torpiller l’un des fondements les plus importants de l’indépendance de la justice.

Depuis donc le départ à la retraite de Moncef Kchaou, le poste de premier président de la Cour de cassation –la plus haute juridiction dans la hiérarchie judiciaire- est resté vacant. Pour comprendre les répercussions de cette vacance, il est nécessaire de décortiquer le rôle de cette fonction au sein du Conseil supérieur provisoire de la magistrature et du Conseil provisoire de la magistrature judiciaire.

En réalité, la vacance ne concerne pas uniquement la présidence de la Cour de cassation. D’autres postes vacants ont également paralysé le Conseil supérieur provisoire de la magistrature, ce qui a permis au pouvoir exécutif d’étendre son emprise sur l’institution judiciaire. Une situation qui pose, d’entrée, la question de son indépendance réelle.

Le Conseil supérieur provisoire de la magistrature dans l’incertitude

Le décret n°11 de 2022, promulgué par le président Kais Saied le 12 février 2022, définit la composition du Conseil supérieur provisoire de la magistrature, qui supplantait l’ancien conseil dissous. Selon ce décret, ledit conseil supervise les affaires de la magistrature judiciaire, administrative et financière. Sa composition est répartie à parts égales entre 21 magistrats, issus respectivement du Conseil provisoire de la magistrature judiciaire, du Conseil provisoire de la magistrature financière et du Conseil provisoire de la magistrature administrative. Le même texte prévoit que le premier président de la Cour de cassation préside le Conseil supérieur de la magistrature.

Le Conseil de la magistrature est composé des personnes suivantes : le premier président de la Cour de cassation, qui en assure la présidence, assisté par le procureur général de la Cour de cassation en tant que vice-président, et le procureur général, directeur des services judiciaires en qualité de rapporteur. Y figurent aussi le président du tribunal immobilier en tant que membre, ainsi que trois magistrats retraités. Quant au Conseil financier, il est présidé par le président de la Cour des comptes, secondé par le procureur général, le vice-président de la Cour des comptes en tant que rapporteur, et le président de la chambre d’appel le plus ancien dans le grade en tant que membre, en plus de trois magistrats financiers retraités.

3 mars 2023, Carthage – Dernier entretien entre Kais Saied et le président du Conseil supérieur provisoire de la magistrature, Moncef Kchaou, avant son départ à la retraite – Présidence de la République

Un simple aperçu sur l’organigramme du Conseil supérieur provisoire de la magistrature, publié sur son site officiel, révèle une importante vacance en son sein. L’instance est sans tête, en raison de la vacance du poste de premier président de la Cour de cassation, lequel occupe également la présidence du Conseil supérieur provisoire de la magistrature. A l’exception du Conseil provisoire de la magistrature administrative, les deux autres sont quasiment paralysés. En effet, le Conseil provisoire de la magistrature judiciaire ne compte que trois membres sur sept. Même tempo au Conseil de la magistrature financière, dont le président –également président de la Cour des comptes- a été mis à la retraite depuis deux ans, sans avoir été remplacé. Selon un communiqué rendu public par l’Association des magistrats tunisiens en février dernier, le président Kais Saied n’a pas fixé de date pour la séance de prestation de serment, pourtant prévue par la loi, pour les membres désignés du Conseil provisoire de la magistrature financière. Ces derniers sont : le premier vice-président de la Cour des comptes, le procureur général près la même cour et le président de la chambre d’appel le plus ancien dans le grade.

À la suite du mouvement judiciaire de l’année 2024-2025, la juge Narjes Sellami, nommée par le président Saied en février 2024 comme membre du Conseil provisoire de la magistrature financière –et par conséquent membre du Conseil supérieur provisoire de la magistrature en tant que présidente la chambre d’appel la plus ancienne à la Cour des comptes- a été nommée en septembre dernier au poste de procureure générale. Cependant, elle n’a pas été convoquée pour prêter serment devant le chef de de l’Etat. Cette nouvelle affectation a ainsi engendré une vacance au sein de la composition du Conseil de la magistrature financière, venant s’ajouter à celle déjà existante du poste de président de la Chambre d’appel le plus ancien au sein du tribunal de cassation de la magistrature financière.

Les nominations annoncées par décret présidentiel, qui ont engendré des vacances non comblées, n’ont pas seulement affecté le Conseil provisoire de la magistrature financière. Car, des nominations signées par le président Kais Saied le 29 août 2023, ont également amputé la composition du Conseil provisoire de la magistrature judiciaire, et par-là même celle du Conseil supérieur provisoire de la magistrature judiciaire. C’est notamment le cas lorsque Ahmed El-Hafi, qui occupait le poste de président du tribunal immobilier, a été nommé au poste de président de chambre à la Cour de cassation, et que le juge Fathi Aroum, ancien procureur général près la Cour de cassation, a été muté pour devenir premier président de la Cour d’appel de Bizerte.

L’article 27 du décret n°11 de 2022 stipule que : « Chaque Conseil provisoire de la magistrature se réunit à la présence au moins de cinq (5) de ses membres et si le quorum n’est pas atteint, une nouvelle convocation est adressée pour se réunir dans un délai de dix (10) jours, et la séance est alors tenue en présence au moins de quatre (4) membres. Le Conseil prend ses décisions à la majorité des membres présents. En cas de partage égal des voix, la voix du Président est prépondérante. » Dans le cas des Conseils de la magistrature judicaire et financière, il est impossible de tenir de réunions, étant donné que chacun d’eux ne compte que trois membres en raison des nombreuses vacances en leur sein.

Cela peut paraitre compliqué pour ceux qui ne suivent pas de près le fonctionnement du Conseil supérieur provisoire de la magistrature, dont le président Kais Saied a lui-même rédigé la loi. Mais la situation peut être résumée par une équation simple : le conseil de la magistrature ne peut pas remplir sa tâche en raison des vacances dans sa composition, dues à un grave dysfonctionnement au sein des Conseils de la magistrature judiciaire et financière. Ce dysfonctionnement a pour origine la vacance du poste de premier président de la Cour de cassation, qui assume également la présidence du Conseil supérieur de la magistrature et du Conseil de la magistrature judiciaire, ainsi que la vacance du poste de président de la Cour des comptes, qui préside le Conseil de la magistrature financière après son départ à la retraite. Ce poste n’a pas été pourvu depuis 2023. S’agissant des autres vacances au sein des deux conseils, elles sont dues à des nominations de magistrats membres de droit à de nouvelles fonctions, sans que leurs successeurs n’aient été convoqués à prêter serment devant le chef de l’Etat, qui est tenu par la loi d’accomplir cette formalité.

Mainmise du pouvoir exécutif sur la justice

L’article 19 de la loi portant création du Conseil supérieur provisoire de la magistrature stipule qu’en cas de vacance définitive au sein de l’un des conseils composant le Conseil supérieur provisoire, le conseil concerné constate cette vacance et en informe son président, lequel en informe à son tour le chef du gouvernement.  Or, dans le cas des conseils judiciaire et financier, cette procédure ne peut être appliquée, dès lors que les deux conseils cités sont actuellement dépourvus de président.

Selon le même décret, en cas de vacance définitive, la liste des candidatures doit être transmise au président de la République dans un délai ne dépassant pas 21 jours à compter de la date de la constatation de cette vacance. Si ce délai expire sans qu’aucune nomination ne soit annoncée, le président de la République peut désigner la personne qu’il juge apte et remplissant les conditions prévues par le décret.

Interrogé par Nawaat, Anas Hmaidi, président de l’Association des magistrats tunisiens, affirme qu’une liste de magistrats candidats a été proposée pour combler la vacance des Conseils provisoires de la magistrature judiciaire et financières, suite à la mise à la retraite du premier président de la Cour des comptes, ainsi que du premier procureur et du représentant du ministère public auprès de la même cour. Cependant, le chef de l’Etat n’a donné suite à aucune proposition, et n’a pas non plus convoqué le juge occupant la fonction de président de la chambre d’appel le plus ancien à la Cour des comptes à prêter serment, après la nomination de la magistrate Narjes Sellami au poste de procureure générale auprès de la même cour. Ce qui a provoqué la paralysie du Conseil provisoire de la magistrature financière, dont la composition demeure incomplète. Et Anas Hmaidi de poursuivre :

Le Conseil supérieur provisoire de la magistrature peine à remplir ses fonctions, parce que la composition légale des conseils de la magistrature judiciaire et financière n’a pas été finalisée. En conséquence, le pouvoir judiciaire est aujourd’hui régi par des circulaires émises par la ministre de la Justice, qui procède à des nominations illégales tout au long de l’année. Il est également inacceptable que le Conseil provisoire de la magistrature financière reste gelé par la volonté du pouvoir exécutif, d’autant plus que la Cour des comptes est la juridiction chargée du contrôle des finances publiques.  Sachant que le pays a vécu une échéance électorale importante sans juridiction financière indépendante. Le pouvoir exécutif porte la responsabilité de cette paralysie délibérée, du fait que la décision de nomination et de convocation à la prestation de serment est de son ressort. Au lieu de pourvoir les postes vacants au sein du Conseil supérieur provisoire de la magistrature, l’Exécutif s’est accaparé ses prérogatives en matière de nomination, de promotion et de mutation des magistrats, en effectuant des mutations au rabais et en réservant les promotions à ses suppôts. Une situation annonciatrice de dérives et d’un effondrement de l’institution judiciaire. 

En septembre 2023, l’Association des magistrats tunisiens a, dans un communiqué, dénoncé la violation des statuts du Conseil supérieur provisoire de la magistrature par le pouvoir exécutif. Elle lui reproche notamment d’avoir nommé l’inspecteur général du ministère de la Justice, ainsi que le premier président de la cour d’appel de Tunis et le procureur général près la cour d’appel – de hautes fonctions judicaires qui, conformément au décret n° 11 de 2022, doivent faire l’objet d’un appel à candidature, étant donné qu’ils sont proposés par le Conseil provisoire de la magistrature judiciaire, comme le stipule l’article 19 du décret.

Le décret n°11 de 2022, régissant le Conseil supérieur provisoire de la magistrature et promulgué par le président Kais Saied, stipule que le Conseil, lorsqu’il examine le parcours professionnel des magistrats, prend en considération « les principes d’égalité des chances, de transparence, de compétence, d’impartialité et d’indépendance ». Le Conseil supervise, par l’intermédiaire des trois conseils judiciaires qui le composent, les affaires judiciaires. Chaque conseil identifie, dans son domaine de compétence, les besoins des tribunaux et les postes vacants dans les fonctions judiciaires, et étudie les demandes de mutation et de promotion. Par ailleurs, le Conseil supérieur de la magistrature annonce « le mouvement judiciaire une fois par an, au plus tard à la fin du mois de juillet, et peut, le cas échéant, procéder à un mouvement exceptionnel au cours de l’année judiciaire. » Le Conseil supérieur de la magistrature est également chargé de désigner quatre membres de la Cour constitutionnelle. Or, le statu quo actuel rend la mise en place effective de la Cour constitutionnelle difficile à réaliser.

Février 2022, Palais de justice de Tunis – L’Association des magistrats tunisiens, lors de l’une de ses dernières actions de protestation contre les atteintes à l’indépendance de la justice – Photos Nawaat – Seïf Koussani

Le Conseil supérieur provisoire de la magistrature constitue un gage important de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Cependant, la vacance délibérée dans sa composition compromet sérieusement cette indépendance, d’autant plus que le pouvoir exécutif, représenté par le ministère de la Justice et la présidence de la République, n’a pas donné suite aux demandes des organismes professionnels en vue de pourvoir les postes vacants. Ces vicissitudes peuvent apparaitre éloignées des préoccupations du grand public, mais expliquent clairement comment le pouvoir a asservi la justice en la réduisant à une fonction qui exauce la volonté des dirigeants, tout en rendant ses jugements au nom du peuple.