Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Le 9 juin 2025, depuis Tunis, un convoi civil d’une ampleur inédite – baptisé Soumoud, soit “persévérance” en arabe -a pris la route vers Gaza1, porteur d’un message de solidarité active et de résistance humanitaire. Composé de centaines de véhicules, de médecins, de citoyen·nes engagé·es, de militant·es et d’universitaires venu·es de Tunisie, d’Algérie, de Libye et d’autres pays africains2, ce convoi avait pour ambition de briser l’isolement de la bande de Gaza, en défiant symboliquement le blocus meurtrier imposé par Israël3, avec la complicité de plusieurs régimes arabes.

Mais depuis le 12 juin, le convoi est bloqué à Syrte, en Libye orientale. La cause ? Un refus des autorités locales, soutenues par le maréchal Haftar, d’autoriser sa poursuite vers la frontière égyptienne4. Cette impasse, hautement politique, révèle les jeux de pouvoir régionaux, les limites de la solidarité étatique, et surtout le silence glaçant du gouvernement tunisien.

Quand les peuples marchent et les États reculent

Le convoi Soumoud ne relève ni d’une mission humanitaire institutionnelle, ni d’une opération logistique visant à livrer des marchandises. Il s’agit d’une initiative citoyenne, indépendante, transnationale et profondément politique, portée par des personnes venues de différents horizons – militant·es, médecins, intellectuel·les, artistes, familles – unies par un engagement moral et politique : briser le siège de Gaza par la présence physique et le passage collectif, et affirmer, dans l’acte même de marcher vers la frontière, la persistance d’une solidarité populaire autonome et transfrontalière.

À la différence des convois humanitaires traditionnels, Soumoud ne transporte pas lui-même d’aide humanitaire5. Ce point a été clairement affirmé à plusieurs reprises par ses organisateurs et par la Coordination d’action commune pour la Palestine, l’un des collectifs moteurs du projet. Le but du convoi n’est pas d’acheminer des vivres ou des médicaments, mais de revendiquer l’ouverture du poste-frontière de Rafah et d’exiger le passage immédiat de l’aide humanitaire déjà stockée et bloquée à la frontière égyptienne6. Cette aide, prête à être livrée, s’accumule depuis des mois, tandis que des milliers de Palestinien·nes meurent de faim, de blessures non soignées ou d’épidémies évitables7.

Ainsi, le cœur du geste de Soumoud est politique, non logistique. Le convoi matérialise une parole collective : celle des peuples du Sud qui refusent d’accepter que le massacre en cours à Gaza soit normalisé ou administré dans l’indifférence.

Cette action s’inscrit dans une lignée d’initiatives populaires telles que les flottilles internationales vers Gaza, notamment celle de 2010, attaquée en mer par l’armée israélienne8. Mais Soumoud innove par sa forme terrestre et africaine, en partant depuis Tunis pour traverser l’espace maghrébin et atteindre, en principe, la frontière égyptienne. Ce trajet même – lent, collectif, visible – est un acte de dénonciation du morcellement politique et de l’inaction des régimes arabes, dont les discours officiels de soutien à la Palestine ne se traduisent par aucun geste concret.

Dans cette perspective, Soumoud agit à la fois comme levier symbolique et comme interpellation directe aux gouvernements : que font-ils pendant que les peuples s’organisent ? Pourquoi ne défendent-ils pas eux-mêmes le passage de l’aide humanitaire ? Pourquoi ce silence, voire cette complicité, dans l’obstruction à un mouvement non violent, civil et déterminé ?

En somme, le convoi Soumoud ne cherche pas à soulager une crise humanitaire par des moyens dérisoires ; il entend mettre fin à l’absurdité géopolitique qui empêche une aide déjà disponible d’atteindre les victimes. Et ce faisant, il rappelle avec force que la solidarité ne se décrète pas – elle se pratique, sur les routes, au mépris des menaces et des frontières.

Soumoud exprime une vision du monde fondée sur la solidarité entre les peuples, sur la responsabilité morale des citoyens face à l’abandon des instances officielles. En ce sens, il constitue une rupture avec les logiques étatiques, diplomatiques ou humanitaires traditionnelles. Il démontre que les peuples du Sud – Tunisiens, Algériens, Libyens, Égyptiens, Africains – sont capables, en dehors des structures étatiques, d’inventer des formes autonomes, horizontales et audacieuses de résistance et de soutien, malgré les frontières, malgré les régimes autoritaires, malgré les menaces.

C’est précisément cela qui dérange. Et c’est peut-être aussi pour cette raison que les autorités -de Tunis au Caire, en passant par Syrte – préfèrent se taire, bloquer, ou criminaliser. Parce que Soumoud renverse l’ordre établi : il ne demande pas la permission d’être solidaire, il l’exerce. Il ne délègue pas l’indignation aux diplomates, il la matérialise sur le terrain, par la route, par les corps et par la volonté.

Le droit entravé : lecture juridique d’un blocage politique

Le blocage du convoi Soumoud en Libye orientale ne peut être réduit à un simple incident logistique ou diplomatique. Il constitue une entrave directe à l’exercice du droit humanitaire international, et appelle, à ce titre, une lecture juridique rigoureuse. Car même si le convoi ne transporte pas lui-même de l’aide, son objectif explicite et déclaré est de réclamer l’ouverture du passage de l’aide humanitaire déjà entreposée à la frontière de Rafah, bloquée par l’Égypte depuis des mois. Ce rôle de médiation populaire le place dans un cadre protégé par plusieurs conventions internationales.

1.  Le droit au passage libre de l’aide humanitaire : un principe fondamental:

Le régime juridique applicable en situation de conflit armé repose principalement sur les Conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles additionnels. L’article 23 de la Quatrième Convention de Genève9 stipule clairement :

Chaque Puissance contractante autorisera le libre passage de tout envoi de médicaments et de matériel sanitaire destiné aux civils d’une autre Partie au conflit, même si l’ennemi de cette dernière, à condition qu’il n’y ait pas de raisons sérieuses de craindre que les envois ne soient détournés.

Ce principe est renforcé par le Protocole additionnel I de 1977, article 7010, qui précise :

Si la population civile d’un territoire est insuffisamment approvisionnée, des actions de secours doivent être entreprises, sous forme de vivres, de matériel médical ou de vêtements essentiels. Toutes les parties au conflit doivent autoriser ces secours.

La responsabilité ne repose donc pas seulement sur les parties directement belligérantes, mais aussi sur les États tiers et les puissances occupantes, qui sont tenus de ne pas empêcher – et même de faciliter activement- l’acheminement de l’aide humanitaire.

Dans ce contexte, le blocage d’un convoi civil pacifique, dont le seul objectif est de débloquer l’entrée d’une aide humanitaire légitime, constitue une violation du droit humanitaire international. Il ne s’agit pas d’un acte neutre de souveraineté frontalière, mais d’un obstacle à l’assistance à une population civile en danger de mort, ce qui pourrait, dans certaines conditions, être qualifié de crime de guerre par omission.

2.  Le caractère civil et protégé du convoi:

Le convoi Soumoud est composé exclusivement de civils identifiables, agissant à visage découvert, sans armes ni logistique militaire, dans une démarche publique, déclarée, et conforme au droit de réunion pacifique et à la liberté de circulation, reconnus notamment par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques dans ses articles 12 et 2111.

Empêcher ces civils de circuler librement dans un espace géographique où aucune menace directe n’est démontrée constitue une restriction arbitraire, au regard du droit international des droits humains. Cette restriction est d’autant plus illégitime qu’elle n’a pas été justifiée par une quelconque menace sécuritaire concrète, ni encadrée par une procédure judiciaire ou une décision administrative transparente.

Il ne s’agit donc pas simplement d’une entrave humanitaire, mais d’une violation des droits fondamentaux des membres du convoi eux-mêmes, notamment ceux :

  • à la liberté de circulation (article 12 PIDCP),
  • à la liberté de réunion (article 21 PIDCP),
  • et à la liberté d’expression (article 19 PIDCP).

3.  Une complicité indirecte avec le blocus et ses effets:

Depuis 2007, la bande de Gaza est soumise à un blocus terrestre, maritime et aérien12 imposé par Israël, avec la collaboration partielle ou active de l’Égypte, notamment par la fermeture périodique du poste-frontière de Rafah13. Ce blocus, qualifié par plusieurs organisations – telles que Human Rights Watch14, B’Tselem15, et des experts indépendants des Nations unies16 – de forme de punition collective interdite par l’article 33 de la IVe Convention de Genève17, a été dénoncé à de multiples reprises comme illégal et inhumain.

Dans ce contexte, empêcher une action citoyenne visant à faire pression pour l’ouverture du passage de l’aide, c’est s’inscrire dans une chaîne de responsabilités qui contribue au maintien d’un siège illégal. Il ne s’agit pas d’un acte neutre, mais d’un acte de complicité passive dans une politique de blocus, dont les conséquences sont connues : famine, effondrement sanitaire, déplacements forcés, et crimes de guerre en cours à Gaza, selon la Cour internationale de Justice dans son ordonnance du 26 janvier 202418.

4.  L’obligation des États tiers de coopérer:

Le droit international impose également aux États non impliqués directement dans le conflit une obligation de coopération pour mettre fin aux violations graves du droit humanitaire. C’est ce que stipule l’article 1er commun aux Conventions de Genève, qui enjoint à tous les États parties de “respecter et faire respecter” le droit humanitaire, même en dehors de leurs territoires19.

Autrement dit, la Tunisie, la Libye, l’Égypte – mais aussi les autres États observateurs et silencieux – ont une obligation positive d’agir pour permettre l’acheminement de l’aide humanitaire et ne peuvent se retrancher derrière des considérations de politique intérieure ou de sécurité vague pour justifier leur inaction.

Le silence des autorités tunisiennes, en particulier, constitue une grave défaillance morale et politique, mais aussi une carence juridique en tant qu’État partie aux Conventions de Genève, et membre de l’Union africaine, qui a elle-même appelé à la cessation du blocus de Gaza.

En résumé, le blocage du convoi Soumoud et l’absence d’intervention en sa faveur de la part des États concernés ne peuvent être lus que comme une violation directe et active du droit international humanitaire, doublée d’un mépris inquiétant pour les droits fondamentaux des peuples à s’organiser, à circuler, et à dénoncer les injustices. Cela engage, au minimum, la responsabilité politique de ces États, et dans certains cas, leur responsabilité juridique.

L’Égypte, gardienne du blocus et geôlière des solidarités

Le convoi Soumoud avait pour objectif d’atteindre le poste-frontière de Rafah, seul point de passage terrestre entre Gaza et le reste du monde arabe. Mais cette frontière, théoriquement entre deux territoires sous contrôle arabe, est en réalité l’un des verrous les plus redoutables du blocus imposé à Gaza depuis 2007. Loin de jouer un simple rôle de médiatrice, l’Égypte est aujourd’hui l’un des acteurs clés de l’isolement de la bande de Gaza, en maintenant un contrôle rigide, opaque et autoritaire sur les flux humains et matériels à destination des civils palestiniens.

Cette position ambivalente – entre discours diplomatique de neutralité et pratiques répressives – s’est traduite, ces derniers mois, par une politique systématique de criminalisation des initiatives citoyennes de solidarité, même lorsqu’elles sont entièrement pacifiques, non violentes et conformes au droit20. Tandis que le convoi Soumoud reste bloqué à Ajdabiya par les autorités de l’Est libyen, plusieurs épisodes documentés montrent que l’Égypte a mené en parallèle une campagne active de répression visant les individus soupçonnés d’y participer ou d’en être proches.

À titre d’exemple, entre le 10 et le 12 juin 2025, plusieurs dizaines de militants internationaux venus soutenir la marche vers Gaza ont été arrêtés à leur arrivée à l’aéroport du Caire21, souvent détenus plusieurs heures sans assistance légale, avant d’être expulsés sans justification officielle. Ces personnes, originaires de France, de Belgique22, d’Espagne ou encore d’Italie, avaient exprimé leur volonté de rejoindre la caravane Soumoud ou de manifester leur solidarité avec Gaza. Les arrestations ont eu lieu de manière préventive, dans un climat de répression généralisée visant toute forme de mobilisation autonome en faveur de la Palestine23. Aucun des actes reprochés à ces militants – publications en ligne, déclarations de soutien, déplacements pacifiques – ne relève de l’incitation à la haine ni d’un trouble à l’ordre public. Pourtant, ces comportements ont été traités comme des infractions politiques, révélant une volonté claire de neutraliser toute parole critique ou initiative solidaire indépendante à l’égard de Gaza.

Plusieurs citoyen·nes tunisien·nes et algérien·nes ont également été refoulé·es à la frontière égyptienne ou expulsé·es dès leur arrivée à l’aéroport du Caire, sans aucune infraction constatée24. Il s’agissait pour la plupart de militant·es, journalistes ou membres d’associations solidaires qui souhaitaient simplement documenter ou accompagner la caravane. Des témoignages évoquent des interrogatoires agressifs, la confiscation de téléphones et de passeports, voire une surveillance électronique ciblée à partir des comptes personnels sur les réseaux sociaux.

Cette répression, documentée entre autres par l’ONG Egyptian Front for Human Rights, s’inscrit dans un contexte plus large : depuis le 7 octobre 2023, plus de 100 personnes ont été arrêtées en Égypte pour avoir exprimé publiquement leur soutien à Gaza25.

Cela révèle une stratégie étatique assumée de neutralisation des mobilisations populaires indépendantes, en particulier lorsque celles-ci prennent une forme transnationale qui échappe au monopole narratif et logistique du régime d’Abdel Fattah al-Sissi.

La coordination implicite entre les autorités libyennes de l’Est, alliées du maréchal Haftar, et l’État égyptien dans le blocage du convoi semble désormais évidente26. Il s’agit d’un verrou géopolitique concerté, d’une barrière construite pour contenir et dissoudre toute forme de solidarité autonome en direction de Gaza, surtout si elle émane des sociétés civiles arabes elles-mêmes. Le pouvoir égyptien, tout en se présentant sur la scène internationale comme médiateur humanitaire, punit l’expression de la solidarité comme un délit d’opinion, au mépris de ses obligations en matière de liberté d’expression et de circulation, consacrées par le droit international27.

Cette posture est d’autant plus préoccupante que l’Égypte reste un acteur central dans la gestion des corridors humanitaires vers Gaza. En maintenant fermé le poste de Rafah, tout en interdisant aux citoyen·nes arabes de s’organiser pacifiquement pour exiger son ouverture, Le Caire se place non seulement en co-gestionnaire du siège de Gaza, mais aussi en censeur des peuples qui refusent de se taire face à cette injustice28. Jusqu’à maintenant, Le Caire n’a pas donné d’autorisation au convoi, rappelant que tout passage doit être précédé d’une autorisation officielle.

Tunisie : le silence qui trahit

Alors même que le convoi Soumoud est une initiative née en Tunisie – pensée, portée et organisée par des citoyen·nes tunisien·nes en lien avec des collectifs internationaux -, le silence des autorités tunisiennes face à sa paralysie prolongée est aussi assourdissant que accablant. Depuis le départ du convoi, aucune déclaration officielle n’a été émise, aucun communiqué du ministère des Affaires étrangères, aucun mot de soutien du président, aucun effort de médiation diplomatique auprès des autorités libyennes ou égyptiennes. Une absence totale de réponse institutionnelle, alors que des ressortissant·es tunisien·nes sont bloqué·es à l’étranger pour avoir simplement tenté de faire respecter le droit humanitaire.

Ce vide diplomatique interroge avec insistance. Où sont passées les grandes déclarations de solidarité avec la Palestine, si souvent mobilisées dans les discours officiels ? Pourquoi le ministère des Affaires étrangères n’a-t-il pas protégé ses ressortissants ? Pourquoi le président de la République, qui a fait de la Palestine l’un des piliers de sa rhétorique politique, choisit-il de se taire face à une action éminemment pacifique et conforme à ce qu’il affirmait défendre ? Est-ce par prudence diplomatique ? Par alignement tacite sur la position égyptienne ? Ou par indifférence purement politique ?

Le contraste entre l’ampleur de la mobilisation populaire autour du convoi et l’inaction complète de l’État tunisien révèle un gouffre. Un gouffre entre ce que les peuples tentent de construire, souvent au prix de grands sacrifices, et ce que les gouvernements tolèrent ou soutiennent réellement. Cette dissonance jette une lumière crue sur les priorités de ceux qui nous gouvernent. Elle dit, sans détour : ce convoi dérange plus qu’il ne mérite d’être défendu.

Le silence de la Tunisie n’est pas une simple erreur de communication. C’est une faute grave, à la fois morale, politique et stratégique.

Morale, parce qu’il s’agit de laisser sans protection ni relais diplomatique des citoyen·nes engagé·es dans une action fondée sur le respect du droit humanitaire international, sur l’éthique de solidarité, et sur le refus d’abandonner Gaza à son isolement.

Politique, parce que cette démission affaiblit considérablement la crédibilité de la Tunisie sur la scène régionale et internationale, notamment en matière de droits humains, de justice, et de défense des peuples sous occupation. Comment continuer à parler de dignité, de souveraineté et de refus de la normalisation si, dans les faits, on laisse l’Égypte expulser, intimider ou bloquer nos ressortissant·es sans réaction ?

Stratégique, enfin, parce qu’en tournant le dos à une société civile active, inventive, transnationale – celle-là même qui avait redonné un souffle au rêve tunisien post 2011 -, le pouvoir tunisien se prive d’un levier géopolitique précieux. Dans une région fracturée, où les États s’enferment dans des stratégies sécuritaires, ignorer ou entraver les formes autonomes de solidarité revient à se couper du cœur battant des peuples.

Le président Kaïs Saïed, qui ne cessait avant son élection de marteler que la cause palestinienne était “la mère des causes” et que “la normalisation est une haute trahison”, ne peut rester absent sans que cela entame profondément la légitimité de ses propres engagements politiques29. Ce même président qui affirmait vouloir rompre avec les postures hypocrites et les politiques clientélistes du passé choisit ici, face à l’histoire, la posture du silence.

Pire encore, le projet de loi visant à criminaliser la normalisation avec l’État sioniste, que Saïed avait publiquement soutenu, est aujourd’hui bloqué dans les limbes du Parlement, sans volonté manifeste de le relancer. Ce texte, pourtant symbolique et attendu par une majorité écrasante de la population30, semble désormais relégué à un simple outil rhétorique. Une carte politique que l’on sort selon les besoins du moment, mais que l’on n’assume jamais jusqu’au bout31.

À travers son inaction, l’État tunisien envoie un message lourd de conséquences : la solidarité est tolérée tant qu’elle reste symbolique, désincarnée, et sans effets réels. Mais dès qu’elle devient concrète, transnationale, et potentiellement perturbatrice de l’ordre régional, elle est ignorée, voire entravée32.

Syrte : une enclave de siège

Depuis le 12 juin, le convoi est bloqué à Syrte, dans le nord de la Libye33. Ce n’est pas un simple stationnement : c’est une mise à l’écart organisée. Les autorités libyennes ont coupé l’accès à internet dans un rayon de 50 km autour du campement, selon la Coordination. Les militant·es sont encerclé·es, isolé·es, privées de moyens de communication.

La situation humanitaire est grave. Aucune entrée ni sortie n’est autorisée, ni pour les personnes, ni pour les marchandises. Aucune nourriture, aucun matériel logistique, aucun soin n’entre dans le campement34. Dans une vidéo postée le 14 juin, Wael Nawar, porte-parole du convoi, témoigne : “Nous n’avons même pas de toilettes.”

Le dernier communiqué de la Coordination, daté du 15 juin, signale que les restrictions sur la nourriture se sont encore intensifiées. Il n’est plus seulement question de blocage : il s’agit d’une stratégie de siège.

Faut-il le rappeler ? Priver des civils de nourriture, d’hygiène, de liberté de circulation, sans base légale, constitue une violation grave du droit international. C’est un acte de maltraitance étatique à l’encontre de citoyen·nes dont le seul tort est d’avoir voulu agir. Et face à cela, le silence des gouvernements arabes est assourdissant.

Les pouvoirs arabes s’en fichent-ils à ce point de leur peuple ? Le mutisme prolongé, l’inaction, la complicité passive révèlent une vérité inconfortable : lorsque la solidarité devient dérangeante, même les régimes qui se disent défenseurs de la cause palestinienne préfèrent la réprimer que la soutenir.

Conclusion – Soumoud : ce n’est pas un convoi, c’est une vérité en marche

Le convoi Soumoud ne transporte pas des vivres : il transporte une vérité. Celle d’une région où les peuples se lèvent pendant que leurs États s’inclinent. Celle d’une cause qui transcende les frontières, les régimes et les calculs géopolitiques. Et celle, surtout, d’un espoir qui persiste – même à genoux, même affamé, même encerclé.

Toujours bloqué à Syrte, toujours encerclé, Soumoud tient. Et dans cette immobilité forcée, il continue de faire trembler l’ordre établi. S’il plie, c’est toute une dynamique de résistance populaire transnationale qui se verra étouffée. Mais s’il avance, ne serait-ce que d’un pas, ce sera un précédent historique, une brèche dans l’ordre politique arabe, la preuve que les peuples peuvent encore se tenir debout lorsque les États s’effondrent.

Quoi qu’il advienne, Soumoud a déjà accompli l’essentiel : il a montré qu’il existe encore des gens prêts à traverser des déserts pour ne pas abandonner Gaza. Il a rappelé que la solidarité ne dépend pas des chancelleries, mais du courage, de la volonté, de la fidélité à une justice plus grande que les frontières. Il incarne cette force collective qui naît là où l’abandon devient insupportable.

Si ce convoi est brisé, c’est bien plus qu’un passage vers Gaza qui se ferme. C’est une brèche dans notre dignité collective. Mais s’il tient – et surtout s’il avance – alors il portera avec lui la preuve que la solidarité populaire peut encore ouvrir des chemins là où les gouvernements dressent des murs.

Car ce qui se joue ici n’est pas simplement le sort d’un convoi. C’est le choix entre la résignation ou la mémoire, entre la peur ou la fidélité. Et ce choix, désormais, nous appartient à toutes et tous.


  1. Le Comité de coordination de l’action commune lance le convoi « Résilience » de Tunisie vers Gaza. ↩︎
  2. La caravane « Soumoud » à destination de Gaza, partie de Tunisie, est passée en Libye – L’Orient-Le Jour ↩︎
  3. Briser le blocus à Gaza : la caravane Al Soumoud défie le silence ↩︎
  4. Alors que la caravane «Somoud» est bloquée en Libye : Les autorités égyptiennes empêchent la «Marche mondiale» vers Rafah – El watan.dz ↩︎
  5. Caravane « Al Soumoud » : des milliers de Tunisiens et d’Algériens unis sur la route de Gaza – La Presse de Tunisie ↩︎
  6. Facebook Live | Facebook ↩︎
  7. Poursuite du blocus humanitaire à Gaza : la faim, la maladie et la mort restent partout présentes ↩︎
  8. L’assaut israélien contre la flottille en route vers Gaza provoque un tollé international ↩︎
  9. IHL Treaties – Geneva Convention (IV) on Civilians, 1949 – Article 23 ↩︎
  10. IHL Treaties – Additional Protocol (I) to the Geneva Conventions, 1977 – Article 70 ↩︎
  11. Pacte international relatif aux droits civils et politiques | OHCHR ↩︎
  12. OCHA_BLOCKADE.pdf ↩︎
  13. Amnesty International Report 2017/18 – Israel and the Occupied Palestinian Territories | Refworld ↩︎
  14. “I Lost Everything”: Israel’s Unlawful Destruction of Property during Operation Cast Lead | HRW ↩︎
  15. B’Tselem: Un régime de suprématie juive de la Méditerranée au Jourdain : ↩︎
  16. Amnesty International Report 2017/18 – Israel and the Occupied Palestinian Territories | Refworld ↩︎
  17. What does IHL say about terrorism? | International Committee of the Red Cross ↩︎
  18. Ordonnance du 26 janvier 2024 | COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE ↩︎
  19. L’article 1 commun aux Conventions de Genève et l’obligation de prévenir les violations du droit international humanitaire ↩︎
  20. Egypt: Release protesters and activists detained over Palestine solidarity        – Amnesty International ↩︎
  21. Au Caire, la «Marche mondiale vers Gaza» compromise par les autorités ↩︎
  22. Marche pour Gaza : plusieurs dizaines de Belges arrêtés ou expulsés d’Égypte, selon les Affaires étrangères – RTBF Actus ↩︎
  23. Des dizaines de militants pro-palestiniens interpellés au Caire avant une marche vers Gaza – L’Orient-Le Jour ↩︎
  24. Egypt deports dozens more foreign nationals heading for march to Gaza | Reuters ↩︎
  25. Egypt: At least 120 arrested for support of Palestine | Middle East Eye ↩︎
  26. Activists detained in Egypt and stopped in Libya ahead of planned march on Gaza | AP News ↩︎
  27. EFHR condemns the crackdown on activists who demonstrated in front of the Journalists Syndicate in solidarity with Palestine – Egyptian Front for Human Rights ↩︎
  28. Egypt extends crackdown on Gaza activism with student arrests | The Times of Israel ↩︎
  29. « Haute trahison » : bilan de la politique de Kais Saied envers la Palestine – Nawaat ↩︎
  30. À Tunis, des centaines de personnes défilent en faveur d’une loi contre la ‘’normalisation’’ avec Israël ↩︎
  31. Kaïs Saïed fait profil bas et semble enterrer la loi pour criminaliser la « normalisation » avec Israël – Maghreb Intelligence ↩︎
  32.  Tunisie : L’exécutif fait main basse sur le Parlement – Nawaat ↩︎
  33. Caravane Soumoud soudainement bloquée à l’entrée de Syrte – Tunisie numerique ↩︎
  34. La Caravane Soumoud toujours bloquée à Syrte : négociations en cours… – La Presse de Tunisie ↩︎