Abdelmajid Bouhjila, le père du prisonnier politique Abdellatif Bouhjila, a participé à la sixième édition de la journée pour la libération des prisonniers politiques tunisiens, qui s’est tenue à Paris le 23 février 2007, à l’appel d’un collectif d’associations. Nul doute que son intervention aura constitué un temps fort de cette initiative. En marge de ces travaux, il a accepté de répondre ici à quelques questions.

Monsieur Bouhjila, votre fils est en grève de la faim à la prison de Mornaguia. Depuis combien de temps vous refuse-t-on la visite ?

-  Depuis six semaines. Je me rends chaque semaine à la prison et on me renvoie, sans me donner d’explication. Pourtant, l’administration continue de tamponner ma carte de visiteur, vous voyez ces tampons, mais ils attestent seulement que je me suis rendu à la prison, pas que j’ai pu le voir. J’ai demandé pourquoi on continuait de tamponner cette carte, on m’a répondu que c’était « parce vous vous êtes présenté » !

Pourquoi est-il en grève de la faim ?

-  Il a commencé sa grève de la faim au début du mois de novembre 2006. Il a eu une crise et alors qu’ils l’emmenaient à l’hôpital, le chef du pavillon, Taoufik, l’a frappé. Il a hurlé. Pour le punir, ils l’ont mis au « siloun » pendant dix jours. Il s’est mis en grève. Il m’a raconté qu’ils ont voulu l’alimenter de force. Ils l’obligent à ingurgiter du lait, mais il se débat, il refuse, il recrache. J’ai su aussi qu’ils filmaient ces scènes.

A quelles fins ?

-  Ils veulent sans doute montrer qu’ils font leur travail, au cas où… Moi-même, je n’ai pas vu ces films, c’est mon fils qui me l’a raconté. J’ai su aussi que la Croix-Rouge lui a rendu visite, ce qui m’a rassuré. Mais depuis six semaines, je ne l’ai pas revu, et je pense qu’il est toujours en grève de la faim. D’ailleurs, la dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit qu’il continuait. Et le fait qu’on m’interdise de le voir me prouve qu’il est toujours en grève, sinon pourquoi ?

Ce n’est pas la première fois que votre fils est en grève de la faim. A-t-il obtenu des résultats par ces grèves ?

-  Mon fils, en huit années et demi d’emprisonnement, a fait 1100 jours de grève de la faim. Lors de son procès, il était en grève de la faim depuis plus de trois mois. Il a été amené sur un brancard. Son avocate avait demandé au juge alors pourquoi il n’était pas présenté à un médecin, le juge avait répondu que le médecin de la prison ne l’avait pas demandé. Alors elle a protesté et rétorqué au juge qu’il pouvait, au vu de l’état de mon fils, en prendre la décision seul ! Mon fils a souvent mené des grèves de la faim, et de longues grèves, et il a obtenu ce qu’il voulait : lorsqu’il était à la prison de Borj Er Roumi à Bizerte, pour nous ses parents, c’était trop éloigné, trop difficile de lui rendre visite, il a mené une grève de la faim, il a été hospitalisé à Tunis une semaine à l’hôpital Charles Nicolle, puis transféré à la prison du 9 avril à Tunis.

Où habitez-vous ?

-  A Mégrine. Nous voulions qu’il soit incarcéré à Tunis, pour pouvoir lui rendre visite. Moi-même, j’ai 77 ans, mon épouse est déjà trop âgée et fatiguée pour lui rendre visite chaque semaine. De la prison de Tunis, il a été transféré à la prison de Borj El Amri. Il a protesté ; il a mené une grève de la faim d’un mois et demi. Il a été hospitalisé à l’hôpital des Forces de Sûreté à La Marsa. Et de là, ils l’ont ramené à la prison du 9 avril à Tunis, il avait gagné encore une fois. Et ainsi de suite, par une grève de la faim, il a obtenu le mutation d’un agent à un autre poste. A une autre occasion, alors qu’il était à la prison du 9 avril, il a mené une grève de la faim pour obtenir d’être soigné. Ils l’ont transféré à la prison de Sousse, et de là, l’ont hospitalisé à l’hôpital de Sousse, mais là, le médecin de Sousse a protesté. Il ne pouvait rien faire puisqu’il n’était pas le médecin qui l’avait opéré, et qu’il n’avait même pas son dossier médical, resté à l’hôpital de la Rabta à Tunis, alors ils ont dû le ramener à Tunis…

La prison du 9 avril n’existe plus. Il est maintenant à la prison de Mornaguia. Qu’est-ce que cela a entraîné comme changements pour vous ?

-  Au niveau des visites, le parcours est long. Tout d’abord, je dois prendre un autobus, le 19 A pour Tunis. Arrivé là, je marche une demi-heure en ville pour prendre le bus n°61 pour me rendre à la prison. Là-bas, j’attends d’abord à l’extérieur, puis une nouvelle fois à l’intérieur que vienne mon tour. J’attends deux heures, sous le soleil l’été et sous la pluie et le vent l’hiver. Ce qui est mieux, c’est que les parloirs sont différents. Auparavant, au 9 avril, la double rangée de grillages, et l’espace entre les grillages faisaient que je ne voyais même pas mon fils. A Mornaguia, nous sommes séparés seulement par une vitre. On parle par téléphone.

Et la visite dure… ?

-  Vingt minutes ! et j’entends « Terminé ! »

Est-ce que les conditions pour lui parler sont meilleures lorsqu’il est hospitalisé ?

-  Quand Abdellatif est à l’hôpital, il est dans une salle avec d’autres malades et la visite dure plus longtemps, jusqu’à une heure, mais je ne peux pas oublier qu’il est prisonnier. D’abord la salle est gardée par plusieurs agents. Il semble qu’ils appartiennent à un corps spécial, aux forces d’intervention d’après leurs uniformes, ensuite Abdellatif est enchaîné par le pied à son lit. Et puis, pour avoir droit à cette heure de visite, j’ai une journée entière à passer dans les transports en commun. Car je ne peux pas me présenter à l’hôpital ainsi. Je dois d’abord aller à la prison d’où il a été extrait retirer une autorisation de visite à l’hôpital, puis me rendre à l’hôpital, qui est quelquefois loin de la prison ou de chez moi. Je vais vous donner un exemple, je me souviens que, alors qu’il était incarcéré à Borj El Amri, on m’a dit qu’il était à l’hôpital de La Marsa et que je pouvais y aller de leur part, sans formalités. J’ai été de Borj El Amri à Tunis et là j’ai pris le bus pour La Marsa. Là-bas, on m’a dit qu’il fallait le papier de la prison. J’ai repris le bus pour Tunis et de là, je suis reparti à Borj El Amri prendre le fameux document et je suis reparti, toujours par mes propres moyens, à La Marsa. J’ai passé une journée entière dans les moyens de transport, vers cinq heures du soir, j’ai pu rendre visite à mon fils, pendant… une demi heure à l’hôpital.

Toute votre vie est ainsi centrée sur Abdellatif ?

-  Il y a huit ans et demi que mon fils est en prison. Je n’ai jamais manqué une seule visite en prison. Je suis le seul de la famille à pouvoir le faire. Sa mère a 78 ans et elle est si fatiguée qu’elle ne peut se déplacer chaque semaine.

Vous êtes membre de l’Association Internationale de Soutien aux Prisonniers Politiques. Je crois que vous en êtes aussi l’un des fondateurs ?

-  Oui, en tant d’années, j’en ai connu des familles de prisonniers politiques, qui viennent rendre visites à leur proches. Mon fils a été incarcéré à la prison du 9 avril à Tunis, à Bizerte, à Borj El Amri, à Sousse, à Mornaguia. J’en ai connu des familles. Nous avons fondé tous ensemble l’AISPP. Maintenant j’organise la solidarité avec les familles, à mon tour je les reçois. J’essaie de les aider, j’ai un grand coeur. Je souffre d’entendre ce qu’elles ont à dire. Avec l’AISPP, les familles ont quelqu’un qui les écoute, qui les reçoit. On se parlait déjà devant les prisons, mais maintenant les familles savent qu’elles trouveront quelqu’un à qui parler, maintenant nous nous battons tous ensemble.

Ces derniers mois ont vu un regain d’activité des familles de prisonniers politiques, même une manifestation place de Barcelone à Tunis.

-  Oui, maintenant, les familles n’ont plus peur. Il y a du défi dans l’air. Cette manifestation était spontanée. Elle a été dispersée aussitôt par la police, comme à chaque fois que les familles se regroupent. Dans la dernière période, beaucoup de familles sont venues se plaindre de ce que leurs enfants avaient été arrêtés, torturés. Les bureaux des avocates et des avocats ne désemplissent pas.
Vous voyez, je n’ai jamais été isolé, ni avant l’association, ni après. Je reçois aussi constamment des cartes de l’étranger, envoyées par des gens d’Amnesty International. Rien qu’en ce début d’année 2006, j’en ai reçu pas moins d’une vingtaine. Je leur en suis reconnaissant.

Monsieur Bouhjila, vous rentrez aujourd’hui même à Tunis. Quand a lieu la prochaine visite à Abdellatif ?

-  Mardi 27, si on m’y autorise.

Propos recueillis par Luiza Toscane le 25 février 2007.

Abdellatif Bouhjila : 1100 jours de grève de la faim

Abdellatif Bouhjila a été condamné le 25 novembre 2000 à dix-sept ans d’emprisonnement par le Tribunal de Première Instance de Tunis. Il a comparu, accusé d’appartenance à une association non reconnue, dans le procès dit des « agonisants » sur un brancard, car en grève de la faim depuis le 28 août 2000. En appel, en 2002, sa peine a été commuée en onze années d’emprisonnement ; il en a déjà effectué plus de huit dans différentes prisons tunisiennes. Il souffre d’affections, rénale, cardiaque et respiratoire. Il a eu recours à de nombreuses et longues grèves de la faim, menées à titre individuel, pour faire valoir ses droits élémentaires. Sa situation est suivie au plan international par des groupes des organisations Amnesty International et de l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture-France (1). Il est actuellement incarcéré à la prison de Mornaguia (2).

Luiza Toscane

(1) Pour en savoir plus sur Abellatif Bouhjila, se reporter :

* Aux actions urgentes d’Amnesty International des 26 septembre, 12 octobre, 19 octobre, et 30 octobre 2000, et du 15 mars 2005.

 * à la « Lettre ouverte à Zine El Abidine Ben Ali », de la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH) du 26 octobre 2000.
 * Aux fax de l’ACAT-France aux autorités tunisiennes des 11 juin et 23 octobre 2001 et du 13 mai 2002.

* Aux communiqués des 18 et 19 octobre 2000, du 26 novembre 2000 du Comité pour le Respect des Droits de l’Homme et des Libertés en Tunisie (CRLDHT)

* A l’appel de Radhia Nasraoui, du 1er juin 2001

* Aux communiqués de l’Association de Lutte contre la Torture en Tunisie (ALTT) du 28 novembre 2003, du 29 avril 2004, des 6 avril 2005 et 11 février 2006

* Aux communiqués du Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT) des 7 janvier, 16 juin et 14 septembre 2005 et du 13 décembre 2006.

* Aux communiqués de l’Association Internationale de Soutien aux Prisonniers Politiques (AISPP) du 18 décembre 2003, des 14 avril, 28 juillet,13 et 15 septembre, 15 octobre et 16 novembre 2005, du 12 décembre 2006 et du 7 février 2007, aux bulletins n° 1, 5, 9 et 10 de l’AISPP des 27 décembre 2003, 12 janvier, 21 septembre et 14 octobre 2005.

* A la presse : Le Monde du 13 octobre 2000, des 7, 24, 29 et 30 novembre 2000.

Le Quotidien du Médecin de novembre 2000.

Al Badil du 24 mars 2005
(Cette liste, donnée à titre indicatif, est forcément incomplète)

(2) Pour écrire à Abdellatif Bouhjila :

Abdellatif Ben Abdelmajid Bouhjila
N° 40 533
Prison de Mornaguia
1110 Mornaguia
Gouvernorat de Mannouba
Tunisie