Depuis mai 2024, le journaliste Mourad Zeghidi croupit en prison, après avoir été condamné avec son confrère, l’animateur télé Borhen Bsaies. Les deux avaient été pris dans la vague d’arrestations ayant visé des figures célèbres, notamment dans les milieux médiatique et juridique. Certes, Mourad Zeghidi n’était pas la première personne poursuivie pour délit d’opinion. Mais son procès et son emprisonnement ont profondément choqué l’opinion publique, tant l’homme était connu pour son flegme et sa modération.
Dans les procès d’opinion qu’a connus la Tunisie depuis le 25 juillet 2021, les autorités se sont souvent appuyées sur le tristement célèbre décret 54 pour porter des accusations, qui sont, dans la plupart des cas, passibles de lourdes peines de prison. Mourad Zeghidi fait partie des victimes de ce décret, en vertu duquel des dizaines de militants, avocats, journalistes, hommes politiques, blogueurs et de simples citoyens exprimant des critiques ou des points de vue opposés au pouvoir en place, ont été poursuivis. Ces poursuites sont souvent fondées sur de simples délations inspirées des années de plomb. Nonobstant le rejet général de ce décret par les forces civiles et politiques, et en dépit des décisions judiciaires en appel certifiant l’illégalité de la poursuite des citoyens sur la base de ce texte, la justice continue néanmoins d’en user et abuser pour réprimer les voix dissonantes et critiques à l’égard du pouvoir.
Une autre victime du décret 54
Mourad Zeghidi est poursuivi dans deux affaires distinctes. Dans la première, sur la base du décret 54, il a été condamné à un an de prison, dont six mois « pour avoir intentionnellement utilisé un réseau et des systèmes d’information et de communication afin de produire, diffuser, publier, envoyer des informations et rumeurs mensongères ». Six autres mois « pour avoir utilisé des systèmes d’information dans le but de propager des informations attribuant des faits erronés à autrui, dans l’intention de diffamer, d’attenter à sa réputation et de lui porter un préjudice matériel et moral. » La cour d’appel a réduit la peine à huit mois de prison ferme. Or, bien que cette peine ait été purgée, Mourad Zeghidi reste en prison, en raison d’une deuxième affaire liée à des soupçons de blanchiment d’argent, tout comme son confrère Borhen Bsaies.

De tous les cas d’arrestation motivés par les dispositions du décret 54, celui de Mourad Zeghidi a eu le plus grand écho auprès des observateurs, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, parce que Mourad n’a jamais été de ces journalistes polémistes, aux idées tranchées. Il s’est toujours efforcé d’être objectif et modéré dans ses commentaires, évitant d’orienter le débat dans un sens unique. Ses analyses étaient toujours équilibrées, tenant compte des différentes positions, qu’elles soient favorables au pouvoir ou à l’opposition. Cependant, il avait un parti pris pour les droits des citoyens, les libertés publiques et individuelles, et la justice. Il ne tergiversait pas lorsqu’il s’agissait de soutenir les prisonniers d’opinion et les victimes de la répression et des procès arbitraires –jusqu’à ce qu’il se retrouve lui-même emprisonné pour la même raison que des dizaines de Tunisiens victimes de la machine répressive.
Dans le même sillage d’instrumentalisation de la justice pour museler les voix libres, le parquet a également inculpé Mourad Zeghidi pour blanchiment d’argent en vertu de la loi antiterroriste. Cette pratique, qui consiste à arrêter une personne sur la base d’accusations liées, généralement au décret 54, puis à lui ajouter d’autres affaires à caractère terroriste, est devenue une politique courante en Tunisie depuis le 25 juillet 2021. Bien que le collectif de défense de Mourad Zeghidi insiste sur le fait que le dossier ne contient aucun élément prouvant l’existence d’un délit de blanchiment d’argent, Mourad est maintenu en détention, alors qu’il avait purgé sa peine dans la première affaire. Lors de la dernière audience, tenue le 15 mai dernier, le juge d’instruction avait refusé de prononcer sa libération provisoire, comme l’avaient demandé ses avocats.
L’enquête concernant la constitution d’une entente en vue de s’adonner au blanchiment d’argent a été clôturée le 28 juillet 2025. L’affaire a été renvoyée devant la chambre d’accusation, qui devait tenir une audience à ce sujet le 20 août courant. À ce jour, la défense n’a pas encore pu prendre connaissance des charges retenues contre Mourad Zeghidi et son collègue Borhen Bsaies.
De l’outrage au chef de l’État à la diffusion de fausses informations
Maître Fethi Rebaï, avocat et membre du collectif de défense de Mourad Zeghidi, explique que la procédure judiciaire a débuté le 11 mai 2024 par une notification adressée par le chef de la sous-direction des affaires criminelles au parquet. Ce dernier indiquait avoir reçu des informations selon lesquelles le journaliste Mourad Zeghidi se livrait délibérément à des offenses contre le chef de l’État à travers ses publications, tout en se moquant des décisions prises par celui-ci. Le même jour, le parquet a ordonné simultanément l’ouverture d’une instruction, la convocation du suspect, la perquisition de son domicile et la saisie de tout élément pouvant servir l’enquête. Mourad Zeghidi a été placé en garde à vue à l’aube, alors que son affaire ne relevait pas d’un cas de flagrant délit, les publications mises en cause datant de plus de trois ans, ce qui signifie que les poursuites à son encontre sont caduques, conformément au principe de la prescription.
Mais la vague d’indignation et de condamnation qui a suivi l’arrestation de Zeghidi et Bsaies –survenue quelques jours après l’irruption à la Maison de l’Avocat, l’arrestation de l’avocate Sonia Dahmani, l’agression dont a été victime l’avocat Mehdi Zagrouba avant son arrestation- a poussé le parquet à modifier ses instructions concernant l’enquête. Ainsi, l’accusation d’outrage au président de la République a été remplacée par des chefs d’inculpations liés à « l’usage intentionnel d’un réseau et de systèmes d’information et de communication pour produire, diffuser, publier envoyer des informations et rumeurs mensongères », ainsi que « la propagation d’information attribuant des faits erronés à autrui, dans l’intention de diffamer, d’attenter à sa réputation et de lui porter un préjudice matériel et moral. »

Selon Maître Rebaï, le dossier de l’affaire, ainsi que l’ensemble des publications et vidéos sur lesquelles se sont appuyés l’instruction et le tribunal ne contiennent aucun élément prouvant que Mourad Zeghidi ait sciemment diffusé de fausses informations, propagé des rumeurs, ou porté atteinte aux droits d’autrui. Aucune trace non plus, selon lui, d’un présumé usage de systèmes d’information. La seule chose qui pourrait lui être reprochée, souligne-t-il, c’est sa solidarité affichée envers son confrère détenu, Mohamed Boughalleb. Notre interlocuteur poursuit :
L’affaire, depuis son déclenchement, est entachée d’importantes irrégularités. Il n’y avait aucun flagrant délit justifiant un mandat d’amener lancé par le parquet. De plus, certaines publications et vidéos citées dans le dossier ne devraient même pas faire l’objet d’investigation, car elles ont été diffusées il y a plus de trois ans, ce qui signifie que l’action publique est prescrite. Par ailleurs, il n’existe aucune preuve que Mourad ait intentionnellement publié de fausses informations ou porté atteinte aux droits d’autrui. Malgré cela, il a été arrêté et condamné à un an de prison en vertu du décret 54, avant que la peine ne soit réduite à huit mois en appel.
Nous sommes aujourd’hui face à un cas d’école, représentatif de la majorité des procès d’opinion en Tunisie depuis la promulgation du décret 54, il y a trois ans. Les enquêtes sont généralement ouvertes contre une personne perçue comme subversive en raison de ses opinions, sur la base d’une dénonciation ou d’un rapport policier. Le parquet s’autosaisit immédiatement et ordonne l’ouverture d’une enquête, la convocation du «prévenu», pour l’interroger et le juger sans attendre. Ensuite, d’autres griefs viennent s’y ajouter, tels que le blanchiment d’argent, le terrorisme ou encore le complot contre la sécurité de l’État, en foi de quoi la personne sera maintenue en détention pour une durée indéterminée, même après l’expiration de la peine prononcée dans l’affaire initiale. A l’inverse, on ne constate pas cette célérité, ni cette réactivité dans le traitement des plaintes déposées contre les partisans du pouvoir. Ceux-là jouissent d’une impunité totale, malgré leurs pratiques de diffamation, de menaces, d’atteinte à l’intégrité physique et à la réputation de tous ceux qui s’opposent au pouvoir ou expriment une opinion critique à son égard.
Une famille face à la prison, depuis la colonisation
Les affaires d’opinion sont toujours synonymes de tragédie humaine pour les détenus et leurs familles. Mourad Zeghidi est issu d’une famille de militants engagés depuis l’ère de Habib Bourguiba, et même durant l’occupation française. Dès son enfance, il a grandi au rythme des arrestations et des procès visant son père Saleh Zeghidi, ainsi que ses oncles Youssef et Bouraoui Zeghidi et d’autres Il s’est imprégné des récits de lutte de son grand-père maternel, le militant communiste Georges Adda, qui a combattu le colonialisme français et connu l’exil et la prison. Malgré cet héritage, l’arrestation de Mourad a été ressentie comme « un véritable choc pour la famille », selon les mots de sa sœur, Meriem Zeghidi :
L’arrestation de Mourad a été un véritable choc, une catastrophe au sens propre du terme. Depuis ce jour, notre vie est rythmée par les visites, les rendez-vous avec les avocats et la préparation du couffin. Ce n’est pas tant la nourriture qui compte pour Mourad, mais plutôt le sentiment qu’il est toujours relié à la vie extra muros et à la chaleur humaine. La visite périodique pour déposer le couffin est devenue un véritable calvaire. Nous devons rester debout pendant de longues heures après un parcours épuisant à pied que tout le monde est contraint de faire, y compris les personnes âgées et les femmes enceintes. Tous marchent le long des murs pour éviter tout incident. Le temps accordé pour la visite est très court, et nous pouvons à peine prendre de ses nouvelles et échanger quelques mots.

Meriem Zeghidi n’est pas seulement la sœur de Mourad. C’est aussi une militante des droits humains et une féministe engagée. Elle participe à toutes les manifestations contre la répression et la dictature, avant et après l’arrestation de son frère. Elle s’est particulièrement illustrée lors des récentes mobilisations de l’opposition, en portant symboliquement un couffin de prison, en hommage aux familles des détenus d’opinion et des prisonniers politiques. Elle est évidemment présente en première ligne des rassemblements, manifestations et conférences appelant à la libération de Mourad Zeghidi –que ce soit devant le tribunal de première instance de Bab Bnet ou au siège du syndicat des journalistes. Avec ses déclarations fortes et fermes, Meriem brandit des pancartes contre la répression, vêtue d’un t-shirt à l’effigie de Mourad, et sur lequel est imprimée la phrase qu’il avait lui-même prononcée lors de son procès, pour défendre son droit à la liberté d’expression et assumer ses responsabilités : « J’assume ». Elle ajoute :
Ce qui nous révolte, c’est cette injustice persistante à laquelle nous ne trouvons aucune justification. Je puise ma force dans celle de Mourad, dans sa détermination et sa fidélité à lui-même dans sa prison. Mourad, lui, puise sa résistance dans l’histoire de sa famille et de ses ancêtres qui ont connu la colonisation, la déportation forcée, la torture et les ténèbres de la prison de Borj Erroumi. Il compare ce qu’il endure aujourd’hui à ce passé, et c’est ce qui lui donne la force de tenir bon. L’affaire Mourad Zeghidi est une cause juste, qui rassemble des personnes de tous bords.

Mourad Zeghidi, Borhen Bsaies, Chadha Hadj Mbarek, Sonia Dahmani, Abir Moussi, Chérifa Riahi, Abdallah Saïd, Saadia Mosbah, ainsi que les détenus dans l’affaire dite du « complot », et d’autres journalistes et militants de la société civile et acteurs politiques, ont tous en commun d’avoir été soumis à des procès politiques entachés d’irrégularités procédurales et juridiques, longuement évoquées par leurs avocats. Sceptiques, ces derniers se disent conscients de l’inefficacité de leur rôle. Puisque désormais les instructions paraissent désormais prévaloir sur les principes d’indépendance de la justice et de présomption d’innocence.
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