L’affaire de la journaliste Chadha Hadj Mbarek a suscité une vive émotion dans les milieux médiatiques et des droits humains en Tunisie. De nombreuses ONG internationales œuvrant pour la liberté de la presse et d’expression s’y sont intéressées. Depuis ses deux arrestations, la dernière en juillet 2023, et sa condamnation à cinq ans de prison en février 2025, son cas est devenu, selon sa défense, un exemple flagrant de violations des procédures judiciaires et des règles de droit.
Dans cet article, nous tentons de retracer les faits autour de cette affaire devenue emblématique, tout en mettant en lumière la situation critique de la journaliste, sans pour autant remettre en cause les jugements rendus ni chercher à disculper ou à accabler quiconque.
Mourad Zeghidi, une voix modérée embastillée
20/08/2025

Chadha Hadj Mbarek était peut-être peu connue du grand public avant son arrestation et son procès, mais elle fait désormais partie de la liste croissante de journalistes, militants, avocats et blogueurs victimes de procès inéquitables. Son nom s’ajoute à ceux de Mourad Zeghidi, Borhane Bsaïes, Khalifa Kasmi, Mohamed Boughalleb, entre autres. Des voix avec lesquelles on peut être en désaccord quant à leurs opinions ou affiliations, mais dont les souffrances ne peuvent être ignorées. Leur emprisonnement symbolise l’une des périodes les plus sombres pour la liberté de la presse en Tunisie depuis l’indépendance.
Un verdict choquant et controversé
Depuis septembre 2021, Chadha Hadj Mbarek fait l’objet de poursuites judiciaires pour des accusations graves liées à son travail au sein du réseau Instalingo. L’enquête s’est prolongée jusqu’au 19 juin 2023, date à laquelle le juge d’instruction près le tribunal de première instance de Sousse a abandonné toutes les charges retenues contre elle. Elle fut alors libérée, tandis que les procédures contre les autres accusés dans l’affaire Instalingo se poursuivaient.
Cependant, une campagne de dénigrement féroce, orchestrée par des pages proches du pouvoir, a conduit à la révision de cette décision. Moins d’un mois après sa libération, la chambre d’accusation a émis un mandat d’arrêt à son encontre. Chadha a ainsi été de nouveau emprisonnée, cette fois à la prison de Messaadine, en juillet 2023.

Deux chefs d’inculpation ont alors été retenus contre elle : complot contre la sûreté extérieure de l’État (article 61 bis du Code pénal) et outrage au président de la République (article 67). Déférée devant la chambre criminelle de Sousse, puis devant la deuxième chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis, elle a été condamnée à cinq ans de prison.
Ce jugement a été qualifié de « sévère et dangereux pour la liberté de la presse » par le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), qui estime qu’il porte atteinte à l’exercice même du métier de journaliste. Le syndicat a souligné l’absence de distinction entre le contenu journalistique, la liberté de publication dans l’espace numérique, et les dimensions politiques ou sécuritaires du dossier. Cette confusion aurait, selon le syndicat, gravement porté atteinte aux droits de Chadha Hadj Mbarek.
L’affaire présente de nombreux points communs avec d’autres procès visant des journalistes, syndicalistes ou figures politiques : une instrumentalisation abusive de la loi, des accusations vagues telles que « complot » ou « outrage », et le non-respect de la présomption d’innocence.
Les avocats de la défense dénoncent depuis longtemps l’interprétation abusive de textes juridiques qui, selon eux, ne s’appliquent ni aux opinions politiques, ni au travail journalistique, ni à l’action syndicale.
Le SNJT, ainsi que plusieurs ONG de défense des droits humains, partagent ce constat : l’affaire de Chadha Hadj Mbarek s’inscrit dans une politique de répression visant à instaurer un climat de peur pour faire taire les voix dissidentes.
L’avocat Souheil Medimagh déclare à ce sujet : « Le jugement prononcé contre Chadha Hadj Mbarek est injuste et totalement déconnecté des faits avérés dans le dossier. Elle occupait un simple poste de correctrice linguistique, sans responsabilité éditoriale. Elle ne peut donc être tenue pour responsable du contenu publié ». Et d’ajouter :
À aucun moment, de l’enquête préliminaire à l’audience devant la deuxième chambre du tribunal de première instance, il n’a été présenté d’acte précis et clairement incriminé par la loi. Les questions posées étaient générales, imprécises, preuve que le verdict était déjà scellé avant même l’ouverture du procès.
Souheil Medimagh, membre du collectif de défense mandaté par le SNJT, suit cette affaire depuis la première arrestation de Chadha. Il a fait appel du jugement et affirme que sa cliente a été condamnée « pour un crime qu’elle n’a pas commis ».
Une famille sous pression
Au-delà du dossier judiciaire, Chadha fait face à des problèmes de santé aggravés par ses conditions de détention à la prison de Messaadine. Privée de soins médicaux adaptés, elle a entamé plusieurs grèves de la faim. Elle souffre notamment d’hypertension oculaire, de douleurs articulaires, de troubles digestifs sévères, et de pertes de connaissance fréquentes.
Dans une lettre adressée à l’opinion publique, elle écrit : « Je ne prends plus d’antalgiques : mon estomac ne les supporte plus. Les douleurs sont insupportables. Je vomis, je perds connaissance, je n’en peux plus. Ma liberté m’a été arrachée, mais aujourd’hui, c’est ma santé qui est en jeu. Je crains pour ma vie ».
Le SNJT a dénoncé à plusieurs reprises les conditions de détention de Chadha. Khawla Chabah, coordinatrice de l’unité d’observation des violations, indique :
L’enquêteur n’a pas tenu compte de la déficience auditive de Chadha, ce qui a compromis l’interrogatoire. En prison, elle a subi des violences et du harcèlement de la part de codétenues, ce qui l’a poussée à déposer plusieurs plaintes, toutes restées sans suite.

Les répercussions touchent également sa famille. Son père et son frère ont été arrêtés pendant 48 heures, accusés d’avoir photographié le dossier de l’affaire. La famille a dû déménager face aux menaces et aux campagnes de haine orchestrées en ligne.
Son frère, Amine Hadj Mbarek, témoigne : « L’arrestation de notre père et de notre frère, les calomnies, les pressions… tout cela est dérisoire comparé au drame que vit ma sœur, privée de soins, de justice, et de dignité ». Malgré un léger mieux depuis son transfert à la prison de Belli, Chadha continue de lutter pour sa survie et sa liberté.
L’affaire Chadha Hadj Mbarek est loin d’être un cas isolé. Depuis 2021, de nombreux dossiers similaires ont marqué l’opinion publique : condamnations lourdes, violations de procédure, campagnes de diffamation, et pressions sur les familles. La seule réponse, pour l’instant, reste la mobilisation des organisations de défense des droits et de la presse, qui dénoncent inlassablement ces dérives, en attendant que justice soit faite.
L’affaire Instalingo
Instalingo est une entreprise basée à Kalaa Kebira, dans le gouvernorat de Sousse, spécialisée dans la création de contenu et la communication numérique. Elle est accusée d’avoir produit des contenus audiovisuels hostiles au pouvoir, destinés à une diffusion sur les réseaux sociaux.
L’affaire a éclaté le 10 septembre 2021, lorsque les forces de l’ordre ont perquisitionné le siège de l’entreprise, sur la base de soupçons portant sur des atteintes à la sûreté de l’État, du blanchiment d’argent, ainsi que des outrages à autrui commis via les réseaux sociaux.
Au total, quarante et une personnes sont impliquées dans cette affaire, dont la majorité sont des figures politiques, sécuritaires ou économiques de premier plan. Parmi elles figurent notamment : Rached Ghannouchi, président du mouvement Ennahdha, Hichem Mechichi, ancien chef du gouvernement, Nadia Akacha, ex-directrice du cabinet de la présidence de la République, Wadah Khanfar, ancien directeur général de la chaîne Al Jazeera, ainsi que plusieurs blogueurs, responsables sécuritaires et hommes d’affaires.
Le tribunal a prononcé de lourdes peines de prison, allant de 5 à 54 ans, accompagnées d’amendes et de confiscations de biens pour certains accusés. Parmi les peines les plus sévères, on note : 35 ans de prison contre Hichem Mechichi, 22 ans contre Rached Ghannouchi.
Les chefs d’inculpation sont particulièrement graves : complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État, tentative de modification du régime, outrage au président de la République, blanchiment d’argent, enrichissement illicite.
Le mouvement Ennahdha a vigoureusement dénoncé ces condamnations, les qualifiant d’« injustes, revanchardes » et affirmant qu’elles visaient à éliminer les opposants politiques du président Kaïs Saïed.
De son côté, la défense a dénoncé de nombreuses irrégularités procédurales et souligné l’absence de preuves matérielles permettant d’établir la culpabilité des accusés.
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