Prison d'Abou Ghraib en Irak. Photo : Benjamin Lowy.Corbis

A Copenhague, médecins et scientifiques analysent la nature des séquelles de la torture pour mieux traiter les victimes. Reportage dans un des rares centres alliant recherche et soin.

COPENHAGUE (Danemark), envoyée spéciale

L’allure frêle, cheveux grisonnants, Amadou, 52 ans, écarte sa veste (1). Sous son tee-shirt, de longues cicatrices sombres lui parcourent l’abdomen: les traces de la torture qu’il a subie dans les geôles mauritaniennes avant de fuir son pays, en 1993. Il était ingénieur. La torture, c’était le sort réservé aux opposants politiques. En prison, il a été brulé, passé à tabac, puis soumis au supplice de la falanga. Cette technique, qui consiste à frapper la plante des pieds de la victime à l’aide d’une matraque, d’un Câble ou d’une barre de fer, n’est pas seulement extrêmement douloureuse. Elle cause des séquelles permanentes.

Il y a quinze ans, Amadou s’est refugie au Danemark. Il souffrait alors de douleurs chroniques, faisait des crises d’angoisse, des cauchemars et se réveillait cinq à six fois par nuit. Il songeait à se suicider. «Je ne pensais pas que j’irais mieux un jour “, dit-il. Un médecin a fini par l’envoyer au Centre de réhabilitation et de recherche pour les victimes de la torture (RCT), à Copenhague. Pendant plus d’un an, il a été suivi par des psychothérapeutes, des psychologues et des travailleurs sociaux. Il a subi des examens à l’hôpital. Les médecins lui ont prescrit des médicaments. Et puis, il a parlé, beaucoup. Petit à petit, ses douleurs se sont atténuées.

Prévention. Pour le docteur Inge Genefke, qui a fonde le RCT en 1982, c’est une victoire. « Quand on a commencé, on ne savait rien de la torture, raconte-t-elle. Aujourd’hui, au moins, on peut traiter les victimes.» Le neurologue Bengt Sjölund dirige le centre depuis 2005. Selon lui, ces vingt-cinq dernières années ont «permis de comprendre que le problème de la torture est multidimensionnel et qu’il doit faire l’objet d’une prise en charge multidisciplinaire ». Un enseignement tire des travaux réalisés au RCT. Car s’il existe plus de 200 centres de réhabilitation des victimes de la torture clans le monde (2), celui de Copenhague est un des seuls à combiner les soins et la recherche. Et, surtout, à le faire de façon systématique, sous la supervision d’un comité scientifique. Ses vingt chercheurs travaillent dans trois domaines : l’étude de l’impact de la torture sur les populations et communautés locales, l’amélioration des soins et le développement des techniques de prévention. « Le niveau d’exigence scientifique est le même qu’ailleurs», souligne le président du comité scientifique, Laurids Lauridsen. La difficulté, remarque-t-il, réside dans l’orientation stratégique de la recherche, car «il ne s’agit pas seulement de produire de la connaissance, mais de développer des approches qui servent la pratique». Des nouvelles méthodes de soins, par exemple, mais aussi des systèmes de prévention. L’objectif est d’«éradiquer la torture dans le monde», rappelle Bengt Sjölund.

«L’intérêt de la communauté scientifique pour ces questions est récent», note Edith Montgomery, directrice de la recherche au RCT –son département n’existe que depuis 1999. «Mais nous avons toujours su que la recherche serait aussi importante que la réhabilitation si nous voulions lutter efficacement contre la torture affirme Inge Genefke. C’est elle, d’ailleurs, qui a insisté pour constituer très tôt un centre de documentation. « Elle disait qu’il était indispensable de savoir ce que nous savions», se souvient le documentaliste, Sven-Erik Baum Avec ses 7000 ouvrages et 14 000 articles, la bibliothèque dispose aujourd’hui de la plus grosse collection au monde de documents consacrés à la torture. Un outil d’autant plus utile pour les chercheurs que les publications sur le sujet restent encore rares.

«Casser». L’histoire du RCT remonte à 1972. Amnesty International lance alors sa première campagne pour l’abolition de la torture. A l’époque, le Danemark accueille de nombreux réfugiés originaires de Grèce et du Chili. Beaucoup ont été torturés. Inge Genefke et trois de ses collègues décident de documenter les sévices que ces victimes ont subis. Les examens sont terribles : « je m’attendais à des doigts brisés, des yeux crevés et des membres amputés, mais je n’avais pas imaginé l’ampleur des souffrances psychologiques», confie Inge Genefke, qui découvre que «la torture n’a pas pour but d’obtenir des informations, mais de casser les gens, pour qu’ils ne puissent jamais plus agir ».

Les symptômes des survivants varient, mais « presque tous souffrent du syndrome de stress post-traumatique, de crises d’angoisse, de dépression et d’anxiété “, explique le psychologue Uwe Harlacher. Environ 90% se plaignent aussi de douleurs chroniques, souvent le résultat de lésions du système nerveux. « Le problème, c’est que ces douleurs sont invisibles à l’œil nu et que la médecine légale ne reconnait traditionnellement que les traumas apparents», constate Bengt Sjölund, le directeur du RCT. D’où l’importance de la recherche, qui permet non seulement d’améliorer les traitements existants, mais aussi de diagnostiquer les douleurs décrites par les victimes. Et d’établir la part du psychique et du somatique.

Un exemple: « des personnes qui ont subi le supplice de la falanga se plaignent souvent de douleurs chroniques alors que leurs pieds ont l’air normaux», note Bengt Sjölund. Deux chercheurs du centre ont examiné onze patients qui faisaient état de sensations de brulure aux pieds, d’une sensibilité accrue aux variations de température et d’une augmentation de la transpiration. Les chercheurs ont établi que ces symptômes étaient en fait le résultat de troubles au niveau du système nerveux, causés par les coups reçus sur la plante des pieds lors des séances de torture. Ils suggèrent le port de chaussures adaptées qui pourrait réduire la douleur des patients.

Mais Bengt Sjölund veut aller encore plus loin. II explique : «La sensibilité accrue à la douleur nous conduit à nous demander si de nouveaux canaux moléculaires ne se sont pas formes dans le système nerveux.» Le neurologue évoque «une mémoire de la douleur fixée au niveau du cerveau. Or, dit-il, «si nous pouvions déterminer quels sont les canaux impliques, nous pourrions envisager de mettre au point des traitements qui effaceraient, ou bloqueraient, cette mémoire». Cela permettrait de soulager des patients qui, deux décennies après avoir été torturés, affirment toujours souffrir autant, voir plus encore, qu’avant, espère Dorte Reef Olsen, qui a mené une thèse sur ce sujet au RCT.

N’y a-t-il pas un risque que les tortionnaires utilisent ces découvertes pour parfaire leurs techniques? « Au début, nous en avons beaucoup discuté, mais ils sont tellement en avance sur nous que nous ne pouvons rien leur apprendre», affirme Edith Montgomery, Elle-même étudie l’impact de la torture sur les enfants des refugies qui en ont été victimes. «Souvent témoins d’actes d’extrême violence, ils sont dans un état de grande vulnérabilité a leur arrivée au Danemark, dit-elle. La politique d’immigration ultra-restrictive menée par le gouvernement danois indigne. Pour elle et ses collègues, qui n’ont pas peur de prendre partie, c’est autant d’obstacles a la réhabilitation de ces enfants, coinces, souvent pendant des mois, dans des centres de réfugiés.

Violations. Autre sujet d’inquiétude au RCT, révolution des opinions publiques, dans les démocraties, face à la torture (lire ci-contre). L’an dernier, Amnesty International a constate des violations de la Convention des Nations unies contre la torture (adoptée en 1984) dans 81 pays. «Après le 11 Septembre, nous avons observé une redéfinition de ce qu’est la torture, accompagnée d’une plus grande tolérance de sa pratique, observe Edith Montgomery. Soixante ans après la Déclaration universelle des droits de l’homme, cette régression fragilise encore un peu plus les victimes.

Anne Françoise Hivert

(1) Son prénom a été modifie.
(2) Ces centres sont fédérés par le Conseil international de réhabilitation pour les victimes de torture (IRCT). Dont le secrétariat général siège à Copenhague. Rens. : www.irct.org

Source : Libération.fr